Les Meilleurs disques 2022
C'est désormais la tradition, et la date du 12 décembre à 12h12 s'est désormais imposée : voici donc les 10 disques qui m'ont le plus marquée en 2022, ainsi que quelques accessits habituels. Ca fait suite à la non moins traditionnelle liste de 25 disques "de l'année" qui la précède -et en toute logique, les 10 en font partie-
2022 fut une année bizarre, et pas seulement d'un point de vue social et géopolitique, mais aussi concernant nos musique. Un premier semestre atone, pas très enthousiasmant, et un second semestre en guise de feu d'artifice, avec d'ailleurs, de nombreux disques nommés dont les chroniques ne sont pas encore en ligne !
Il y a une artiste de l'année cette année, dans cette liste paritaire -sans faire exprès- qui pourtant n'apparaît pas dans les noms d'artistes. Elle est ingénieure du son : c'est Céline Grangey. Elle est époustouflante, et entre Lila Bazooka, Mad Maple et Refuge d'Alex Grimal s'impose naturellement.
Kobe van Cauwenberghe's Ghost Trance Septet – Plays The Music of Anthony Braxton
Madeleine & Salomon – Eastern Spring
Clément Janinet – Ornette Under the Repetitive Skies III
Ellinoa & Wanderlust Orchestra – Ville Totale
Anthony Braxton & James Fei – Duets (Other Minds) 2021
Trevor Dunn's Trio-Convulsant – Séances
Concert de l'année : You au 106 (Rouen)
Ressortie de l'année : Mike Westbrook London Bridge Live in Zurich 1990
Label de l'année : Out of Your Head Records
Band of Dogs - III
Band of Dogs, c'est d'abord un duo, celui qui réuni Philippe Gleizes et Jean-Philippe Morel.
Du premier, on connaît Gleizkrew, Caillou, et surtout son travai avec Médéric Collignon. Du second, on retient Print et son travail avec David Chevallier. Band Of Dogs existe depuis 2018, et c'est toujours un temple d'électricité, avec une basse dure et minérale, qui regarde sans se cacher vers le métal et pléthore d'invités qui changent de disques en disques.
III n'échappe pas à la règle.
Les invités, c'est la raison d'être de ses chiens fous. Dans le premier, on notait les frangins Ceccaldi. Dans le second, Elise Caron. L'idée est que ces invités enfilent les oripeaux de la meute : un jazz-rock assumé mais pas caricatural (c'est tellement facile de sombrer dans les travers, rendons grâce à Gleizes et à Morel de nous éviter ça) et une dureté qui n'empèche en rien un certain lyrisme.
A ce jeu, III a réuni les bonnes personnes, à commencer par Mike Ladd. On pourrait se dire que décidément, les jazzmen français manquent cruellement d'imagination, tant Ladd est sur-sollicité, totem Hip-Hop de toute une scène, mais force est de constater que dans le climat que propose Band of Dogs, la voix rauque et colérique du maître des Infesticons est légitime et tout à fait enthousiasmante, surtout lorsque c'est Claudia Solal qui est conviée pour lui donner la réplique.
Une réplique tout en voix-instrument, à l'image de "Beyond the Gods" qui réunit une grande partie de la troupe et qui est une sorte de quintessence du climat que recherchent le bassiste et le batteur : le premier tient une ligne puissante, heurtée qu'érode la guitare de Julien Desprez, qui fait merveille dans ce genre d'esthétique, nerveuse et en rupture. Le second sème le chaos dans les tuttis d'un orchestre où l'on retrouve presque naturellement Emmanuel Borghi entendu dans Magma et Fabrice Martinez du Supersonic.
Magma, on y pense nécessairement dans les démonstrations de force qui explosent de ci de là, comme ce "Death To The Holy Dogs", où les claviers de Borghi vont à l'assaut d'une base rythmique en titane qui ne ploie pas sous les coups de boutoirs de la guitare. Au milieu de ça, Mike Ladd ballade son cri.
Il est dans son jardin, et celui-ci est constellé d'impacts de bombes.
Comme toujours Ladd raconte une histoire, aux franges de la science-fiction. Peu importe si le sens est parfois cryptique, on se laisse emporter, notamment dans les morceaux plus apaisés, à l'instar de "Titanium Dogs" où Fabrice Martinez, très lyrique, est à la manoeuvre. Même impression dans "Hated by Gods, Eated by Dogs", où Laurent Bardainne, autre compère du Supersonic, vient poser son saxophone ténor là où tous les dispositifs de tension se régénèrent.
Brillant et explosif, ce troisième volume des aventure de Bands of Dogs, aux franges de nombreux styles nous rappelle qui est parfois utile de renouer avec les thérapies de choc.
Et une photo qui n'a strictement rien à voir...
Didier Lasserre - Silence Was Pleased
C'est amusant de songer que quelques semaines après avoir évoqué le dernier disque de Benjamin Duboc dans ces pages, il soit désormais question de Didier Lasserre. Pour une raison simple : les deux musiciens improvisateurs ont souvent eu parti lié dans leur choix artistiques, et ce sont deux artistes qui se ressemblent, rigoureux, discrets et d'un rafinnement rare.
C'est d'autant plus intéressant que Duboc comme Didier Lasserre proposent dans leur nouvelle création une oeuvre écrite, sophistiquée et intransigeante qui questionne la musique contemporaine avant tout.
Là où le contrebassiste interrogeait le mouvement, le percussionniste s'intéresse à la perception et aux lames de fond ; j'ai le souvenir d'un solo de Lasserre où il égrainait des ailettes de pomme de pin sur une caisse claire avant de faire tonner ses baguettes. Ici, c'est le piano de Christine Wodracka, une musicienne qui s'est toujours tenue aux confins de la musique contemporaine et classique, qui fait tonner les basses après un échange éthéré entre la trompette de Jean-Luc Cappozzo et le silence.
On est captivé, immédiatement.
Le disque sorti chez Ayler Records, qui renoue depuis quelques disques avec cette approche très contemporaine et avec cette couleur qui ont fait sa légende, se place dans la pénombre. Non qu'il se rend invisible, mais c'est le climat qui sied à merveille à la musique de Lasserre. La nuit tombée, la lumière diffuse qui se meure, le crépuscule ou tout est possible dans le violoncelle de Gaël Mével... Tout concourt à exacerber des sentiments liés à la solitude, à une intranquillité qui fait naître toutes les poésies. C'est d'ailleurs les noms des mouvements choisis par Didier Lasserre qui nous oriente - en nous désorientant parfois, magie des sentiments contradictoires -, de "Light", la lumière, à "Night", la nuit où la journée se déroule dans un silence brumeux où chaque son est la construction d'un récit.
Puis la magie intervient, dans la voix de l'alto Laurent Cerciat qui dit les mots du poète anglais John Milton.
Le chemin qui empruntait déjà beaucoup, dans l'esthétique et les timbres à la musique Ancienne trouve dans ce choix de mots et de voix une vraie légitimité, que Lasserre renforce en jouant parfois des timbales, dans une atmosphère soudain densifié par le recours à de nombreux dispositifs électroniques, conçus par Denis Cointe et Loïc Lachaize.
Le choix de Milton, et ses paradis perdus ne doit rien au hasard. On l'a déjà dit, il y a dans ce disque un éther, un sentiment de monde parallèle aux faibles lumière contrastées, à l'image de la gravure de la pochette et de sa Lune lycanthrope qui réveillent des démons. IIs sont tous cachés dans "Silence Pleased" où Cappozzo et Wodracka offrent une colère soudaine comme une bulle qui éclate. Lasserre passe à la batterie : ce n'est pas une parenthèse, c'est une irruption. Une croisée des chemins qui replonge vite dans une route plus sombre, jusqu'à ce magique "Apparent Queen, Peerless Light" où la trompette luciférienne de Cappozzo, au sens où elle transcende la lumière s'offre quelques instants avec les tambours de Lasserrre , comme une clairière atteinte sous la lumière pâle de la Lune.
Un des disques les plus étonnant et enthousiasmant de l'année.
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Ensemble Icosikaihenagone - Volume II - Fiction musicale & chorégraphique
L'icosikaihenagone est un polygone à 21 côtés.
Ca, c'est ce qu'on apprend quand on n'a pas fait de géométrie et qu'on a Google.
Benjamin Duboc est un musicien aussi discret que rare, et ça on le sait d'instinct, même quand celà fait fort longtemps qu'on ne l'a pas écouté. On ne l'entend pas d'ailleurs, sur ce Volume II - Fiction musicale & chorégraphique, mais c'est bien sa musique que jouent les 21 segments qui composent cette forme géométrique à la fois solide et délicieusement mouvante.
A la contrebasse, c'est Sébastien Belliah qui le remplace, et le musicien de Un Poco Loco et surtout du Umlaut Big Band est un acteur parmi d'autres dans un orchestre qui regroupe tout bonnement une famille entière de la musique improvisée hexagonale -encore un polygone, moins particulier celui-ci-.
Dans cette famille, on retrouve des figures incontournables qui contournent le tutti qui entame le morceau unique sans pour autant tirer la couverture à soi. Comment pourraient d'ailleurs jouer pour eux seuls des musiciens comme Jean-Luc Cappozzo ou Guylaine Cosseron ? Ce qu'on entend ici, c'est une implacable mécanique qui est aussi précise qu'elle est imprévisible ; l'orchestre décide collectivement quelle direction prendre, et ce sont les musiciens, individuellement qui tracent la route : ici le piano Emilie Aridon-Kociolek, aux basses profondent qu'attisent les percussions de Thierry Waziniak et Amélie Groult.
Le piano est un coeur qui palpite, qui puisent l'énergie centrale et la distribue à toutes ses extrémités. Un sang chaud qui nourrit toutes ses veines, de la clarinette de Sylvain Kassap au violoncelle de Gaël Mevel. Dans le tumulte, dans cette pulsion de vie, on n'est pas surpris de découvrir deux trombones qu'on aime particulièrement, Christiane Bopp et Alexis Persigan, qu'on avait découvert du côté de Marc Ducret.
Les cuivres rendent le son qui enfle comme un torrent encore plus tranchant. C'est une dynamique collective qui se nourrit de l'énergie de chacun sans vampiriser personne, dans une geste à la fois troublante et très poétique. Plus loin, c'est Kassap avec Jean-Luc Petit qui mène un bal plus léger, plus proche de la dentelle. La démarche reste la même, celle d'évoquer l'orchestre comme une force centripète, quelque chose qui enserre la puissance dans son centre et se plait à imploser au moment propice. C'est tout le travail de Benjamin Duboc dans cette pièce théâtralisée, celle de figurer l'orchestre tel qu'il est ressenti par les musiciens, et d'essayer de le faire vivre à l'auditeur.
Une expérience résolument immersive.
On doit à Bertrand Gastaut, du label Dark Tree, dont on connaît la fidélité de vivre cette musique enregistrée dans un théâtre en résidence à Montreuil. Un disque à la démarche très contemporaine qui offre à Benjamin Duboc une facette nouvelle et saisissante.
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Madeleine & Salomon - Eastern Spring
Quand on débarque dans un album de Madeleine et Salomon, on a du rêve qui colle aux souliers. On avait à peine fini de se déshabituer des mélodies de A Woman's Journey, le premier album du duo français que nous arrive Eastern Spring, un album encore plus personnel, plus intime et tout aussi pénétrant. Il visite tout un pan aveugle ou du moins méconnu de la pop méditerranéenne des années 70 et 80, celle des foyers de travailleurs migrants et des prémices de la sono mondiale ; celle qui a construit bon nombre de cultures musicales dans les foires à tout.
La voix de Clotilde Rullaud, on ne s'en remettra vraiment jamais.
Elle est puissante, aussi tannique qu'elle est pleine de velours, avec une capacité rare à habiter une tessiture qui évoque -évidemment- Colette Magny, mais aussi de loin en loin Catherine Ringer, tout en restant totalement unique.
"Ma Fatsh Leah", une chanson égyptienne est pleine d'une soul d'origine incontrôlée, avec le piano si malin d'Alexandre Saada qui fait merveille dans son approche aux atours classiques, ce qui ne l'empèche pas de faire parler une main gauche lourde, puissante, pleine de groove dans "Komakan Kon", avec un puissante camaraderie avec sa complice chanteuse, également flûtiste quand le temps s'en fait sentir.
Ce qui est fort avec Madeleine et Salomon, c'est cette capacité à rester très politique même dans le rêve éveillé (pour reprendre les mots de l'ami Denis Desassis dans Citizen Jazz) que constitue "De L'orient à orion", une chanson aussi poétique qu'ancrée dans le sol de la réalité.
C'est la douce nouveauté de Eastern Spring, avec l'adjonction de quelques traitements électroniques de Jean-Paul Gonnod dans les "Rhapsodies" pour laisser l'imagination voguer dans un orient qui n'évoque pas les palais de cocagnes, mais davantage le plaisir du voyage, le désir de l'altérité.
On est ravi aussi d'entendre Madeleine et Salomon s'immiscer dans la formidable musique populaire turque, d'une richesse rare, avec le très beau "Ince Ince Bir Kar Yagar", où Clotilde Rullaud habite totalement la chanson, lui donne une dramaturgie que le piano de Saada souligne avec justesse et que Rullaud revisite à la flûte ; on a la même énergie dans le magnifique "Dere Geliyor Dere", qui se mèle avec quelques saveurs séfarades dans une unité indispensable mais rêvée du bassin de la mère des mers.
Eastern Spring est la soeur jumelle hétérozygote de A Woman's Journey, le premier album du duo. Une prolongation magnifique et une déclaration d'amour à une musique d'inspiration mondiale.
Si vous n'avez pas le coeur qui bat après celà, c'est qu'il vous manque des organes.
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Pigments & The Clarinet Choir - A Call & Response
Léon-Gontran Damas est un poète majeur ; et comme de nombreux poète de la négritude, bien qu'il soit un des trèsors de la poésie francophone, il est négligé en France, si ce n'est inconnu. Des écoles Léon-Gontran Damas en France métropolitaine ? aucune, autant que Frantz Fanon. Un lycée en Guyane. Moins qu'au Sénégal.
Des écoles Luther King ? A la pelle.
Rocé avait raison : « La France a des problèmes de mémoire. Elle connaît Malcolm X mais pas Frantz Fanon, pas le FLN ; connaît les Blacks mais pas les Noirs, diffuse les stories cow-boys et indiennes, mais de la tragédie cow-boys et algérienne faut rien savoir. »
Bref, lorsque on parle de Léon-Gontran Damas, il faut s'en féliciter.
C'est le cas de Pigments & The Clarinet Choir, le nouveau projet de Guillaume Hazebrouck, dont on connaît tout le talent en terme de musique très théâtralisé et de rapport au verbe. A Call & Response est un travail de fourmi autour d'un des livres les plus puissants de Damas, paru en 1937. Avec le chanteur -je n'aime pas le terme de "slameur"- Nina Kibuanda,tout commence d'ailleurs avec un titre puissant, après une intro au piano d'Hazebrouck qui nous rappelle tout son goût pour la musique écrite occidentale, et notammment la musique française du début du XXe siècle ; les contemporains de Damas.
"Blanchi" est un coup de poing. La basse d'Olivier Carole, puissante accroche nourrie de Funk lance un texte d'une rare virulence, et d'une beauté cruelle.
Parce que c'est nécessaire.
On est heureux de retrouver aux côtés d'Hazebrouck le clarinettiste Olivier Thémimes, car on sait que ces deux musiciens savent agir ensemble, et faire jouer la magie ; pas une magie clinquante, mais une fluidité qui fait merveille dans "Il est des nuits". Pour cela, il y a des acteurs incontournables, comme le beatboxer Julien Stella (remarquable dans le lunaire "Soudain, d'une cruauté feinte"), également clarinettiste.
La Clarinette est une donne importante de ce disque, voire cruciale tant le son rond et boisé donne davantage de corps aux mots de Damas. A Thémimes et Stella s'ajoute Nicolas Audouin le piano d'Hazebrouck, dans ce contexte est très cinématique. Il habite les mots et va chercher derrière, son piano sonde, analyse. C'est le sujet des "response" qui illuminent le livret de cet album joliment sorti chez Yolk et qui illustrent un spectacle entièrement dédié au poète.
C'est intense, cette évocation de Damas. Nerveux et très ouvert. Dans un morceau comme "Nevralgie", on ne peut s'empécher de penser aux disques de Ze Jam Afane. La construction est solide, c'est magnifiquement bien écrit et c'est certainement l'une des plus belles sorties de poésie de l'année.
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TOC - Did it Again
Pendant le confinement, ou plutôt à peine après, ça a été un soulagement. En tout cas une libération ; on n'a pas assez parlé de ce que la musique nous a fait pendant le COVID, et ce que le COVID a fait à la musique ; enfin voilà, durant l'été 2020, Closed For Safety Reasons a été une bande-son nécessaire : entendre l'un des groupes les plus importants de la scène musicale expérimentale française, TOC, frayer avec Dave Rempis, l'un des saxophonistes étasunien les plus brillants, c'était jubilatoire.
Du reste, depuis quinze ans, il n'y a guère de moment où la musique de Jeremie Ternoy, Peter Orins et Ivann Cruz n'a pas été importante, chamboulante. Et même si on ne danse pas, le travail sur la masse, sur les motifs répétitifs et les soudaines brisures électriques chamboule toujours autant ; et si l'on est pas ivre de la danse, on est souvent groggy par le mouvement créé par les trois membres du label Circum.
Alors quand Did it Again est arrivé sur la platine, on ne s'est pas dit Oops, plutôt concaincu que goûter l'expérience en live de Orins et ses camarades valaient bien le détour. Pour ses quinze ans d'existence, TOC nous offre quatre concert de près de trois-quart d'heures. Plus roboratif, c'est difficile.
Et c'est une expérience intense, presque autant que le travail de sape d'Ivann Cruz sur le plus calme "Base", enregistré chez eux à Lille, à la Malterie, pendant que Peter Orins travail la matière davantage que la pulsation et que l'on perçoit les claviers de Ternoy capables de jaillir à tout instant, quitte à jouer d'abord des nappes lancinantes. Toute la science de TOC est ici, dans quelques motifs lancinants qui percent pour mieux frapper, dans cette capacité à interroger d'abord l'abstrait, de rendre tout partiellement flou pour mieux insuffler ensuite tout une énergie rock, une électricité contondante et pesante qui peut prendre toutes les formes.
Même les plus ectoplasmiques, comme cette guitare qui perdure, se cogne dans les échos, semble hanter le néant.
J'aimerai bien être Petr Slaby, le tchèque, qui écrit les notes de pochettes de ce quadruple album et découvrir TOC non pas au premier album, mais avec beaucoup de documentation ; se prendre de front cette mécanique un peu vicieuse qui avance comme l'huile chaude se répand, quelle que soit la forme, quel que soit l'instant. Dans Did it Again, il y a quatre unités de lieu pour une unité de temps à peu près constante, une longue plage à développer de 45 minutes. Et si le spectre se ressemble, le contenu est divers, et la transe lente et puissante peu prendre bien des formes.
Did it Again est une pièce de théâtre. Un drame en quatre actes ; deux en Europe Centrale, deux à la maison. Et un point d'orgue, au "Lumen" de Budapest, deuxième acte en forme de Climax, avec un Ivann Cruz intenable. La prise de risque y est maximale, davantage sans doute que les épisodes Lillois, clairement moins tendus même si les éclats fièvreux de "Base" résonnent encore puissament quelques minutes après la fin.
Les lillois de TOC font de Did it Again un feu d'artifice d'un rare éclat, et surtout prouvent que la musique improvisée peut remettre l'ouvrage sur le métier autant de fois que nécessaire. Il en résultera toujours un éclat différent.
Un indispensable.
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Clément Janinet - Ornette Under Repetitive Skies III
On aime beaucoup ici Clément Janinet, à raison, puisque de sa Litanie des Cimes jusqu'à ses envies de Danse, le violoniste a toujours montré la voie d'une musique à la fois très raffinée et brute, qui sait regarder dans les traditions du Blues et des musiques africaines ou sud-américaines sans chercher d'exotisme.
C'est sans doute avec son projet Ornette Under Repetitive Skies, plus communément appelé OURS que Janinet impressionne le plus ; un premier album chez Gigantonium avait déjà scellé une patte reconnaissable, avec un archet profond et des compagnons fidèles et tout à fait impliqués dans le projet, comme Hugues Mayot au ténor ou Joachim Florent à la contrebasse. Le projet, il est simple, développer une musique qui se nourrit tout à la fois de la musique d'Ornette Coleman ou du moins de ses recherches sur l'harmolodie et de la précision de la musique minimaliste américaine.
Ornette et Riley sont dans un bateau ; à la fin, c'est l'Ours qui gagne.
Quelques mois après l'ambitieux La litanie des Cimes, c'est sur le label BMC qu'on retrouve le quartet d'OURS pour un Ornette Under The Repetitive Skies III, sans doute le plus abouti des disques de Janinet jusqu'à lors.
Disons le immédiatement, il y a une telle beauté évidente et directe qui vous assaille dans "3rd Meditation", le premier morceau de l'album qu'on sait qu'on tient là un des disques de l'année. Le violon est omniprésent, dans une mécanique des songes qui entraîne à merveille ses compagnons, et notamment Hugues Mayot dont on ne dit jamais assez tout le talent. C'est chalereux, profond, ça lorgne indubitablement du côté du Spiritual Jazz des années 70 (Alice Coltrane ou Pharoah Sanders) sans y perdre en emphase.
On est emporté, littéralement.
Et puis avec Emmanuel Scarpa, qui clôt le quartet, OURS a des airs de Radiation 10 en formule réduite, dans sa puissance et sa capacité à questionner la musique contemporaine sans perdre en énergie. C'est patent également dans "Haze", l'autre plat de résitance de l'album où Janinet et Scarpa discutent en douceur sur une boucle pensée par le contrebassiste et ce saxophone scorieux qui joue si bien aux jeux de masques avec le violon. Très vite, quelques notes retenues au "Lonely Woman" d'Ornette viennent se glisser, comme une idée lointaine, un germe qui va amener au coup d'éclat.
L'éclat, c'est Mayot, puissant, cogneur, qui oblige tout le monde à se réorganiser dans un tropisme où les rythmes africains ne sont jamais loin. C'est sans doute la grande évolution d'un orchestre si soudé, ce qui se confirme avec "Ouagadougou" et sa sérénité retrouvée. C'est aussi ce qui se joue sur l'excellent "Odibi", un titre du trop rare Ze Jam Afane qui vient d'ailleurs prêter sa voix, fut-elle lointaine. Une évolution qui est aussi signée par le passage de Janinet à la mandoline, colorant l'OURS bien différemment, et donnant un rôle plus incarné à la contrebasse ("Quiet Night").
Avec Ornette Under The Repetitive Skies III, nous tenons indubitablement l'un des disques de l'année.
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Samuel Blaser & Marc Ducret - Voyageurs
La complicité entre le tromboniste Samuel Blaser et le guitariste Marc Ducret est ancienne et largement documenté. On se souvient de Boundless avec Gerald Cleaver, ou d'un récent trio live avec le batteur Peter Bruun. Ducret est l'un des meilleurs catalyseur de la carrière de Blaser, qui est porté depuis longtemps au pinacle, et c'est toujours passionnant de les entendre ensemble.
Malgré tout cela, il n'y avait pas d'enregistrement de la guitare électrique et du trombone ensemble, seuls tous les deux et improvisant dans une bulle ; il faut remercier Jazzdor et le label Jazzdor Series pour avoir permis ceci. Voyageurs est un disque qui s'écoute avec le sourire aux lèvres et la certitude d'avancer dans une cartographie certes connue mais sans cesse renouvelée, voire totalement inédite lorsque sur "Des Etats Lumineux", le trombone de Blaser va chercher dans les graves rocailleux une guitare furieuse et souterraine, pleine d'acrimonie et de frappe sèche pour la mettre au coeur d'une mélodie simple et crue.
Ce morceau de lumière, comme son nom l'indique, est le morceau le plus long de l'album, le plus versatile aussi, celui qui va chercher au plus profond de la relation duale, là où les musiciens ne sont pas en opposition. Ducret et Blaser ne le sont d'ailleurs jamais, tant il y a une synergie entre eux.
Même dans le plus minéral des Etats.
Le dialogue ne se rompt jamais. Il se renouvelle même toujours, dans une grammaire commune aux deux instrumentistes. Si on avait oublié que guitare comme trombone sont des instruments microtonaux, "The Rain Only Drums at Night" nous le rappelle de la plus crue des manières. Le trombone est une merveille de legato à la coulisse, le son frôle le growl tout en conservant une note puissante, pendant que Ducret s'affaire en rythmiques circulaires, prêt à jaillir mais restant toujours en tapinois, attendant que Blaser le remplace pour faire aussi soudainement que possible parler les watts.
Jusqu'à cette fin magnifique ou Blaser retrouve un mouvement que Ducret accompagne en virevoltant.
Enregistré en 2018, ce duo est, on s'en aperçoit maintenant ce qui a sans doute déclenché le besoin de Blaser d'agir en solo. Il y a dans Voyageurs comme une libération, c'est un disque de passeur, un disque initiatique. Pas seulement pour le plus jeune des deux. Ce qui est intéressant aussi, c'est que Ducret s'adonne au temps court ("Morse"), tout en conservant cette puissance évocatrice et narrative qui fait depuis longtemps son jeu.
Voyageurs est un disque de l'intime, Blaser et Ducret se livrent avec beaucoup de douceur, malgré toutes les aspérités qui se dressent sur une musique nécessairement rèche. C'est un disque d'amitié. Une oeuvre rare
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Les Meilleurs Disques 2021
C'est désormais la tradition... C'est même devenu, paraît-il un exercice obligé, à l'heure dite. Après avoir déposé une première liste de 25 albums sur la page Facebook de Sun Ship, j'ai replongé dans l'année 2021, fort de plus de 170 chroniques écrites pour Citizen Jazz cette année encore bien compliqué pour le monde du spectacle.
2021, c'est les vingt ans de Citizen Jazz (nous avons d'ailleurs un magnifique disque anniversaire), et cette année a encore montré la vivacité de nos musiques, avec cette année des confirmations (Camila Nebbia, artiste de l'année, mais aussi des grandes surprises venues d'Italie, comme le Dinamitri). Le choix s'est fait assez naturellement, avec des axes forts, comme la prédominance des Grands Formats. Ce fut vraiment une belle année. Au moins musicale.
Camila Nebbia Quartet – Corre el río de la memoria sobre la tierra que arrastra trazos, dejando rastros de alguna huella que hoy es número (artiste de l'année)
Ingrid Laubrock – Dreamt Twice, Twice Dreamt
Surnatural Orchestra – Tall Man Was Here
The Locals – Plays The Music of Anthony Braxton
Wadada Leo Smith – Bill Laswell – Milford Greaves – Sacred Ceremony
Anthony Braxton – 12 comp (Zim) 2017
Dinamitri Super Combo – Mappe per l'Eden
Theo Girard – Pensées Rotatives (chronique a paraitre)
Concert de l'année : Double plateau Ville Totale Wanderlust Orchestra et Humeurs et Vacillements Marmite Infernale à Clermont Ferrand
Ressortie de l'année : Carnage de Un Drame Musical Instantané