Pomme de Terre - L'Apocalypse selon St Niels
On peut, en quelques mots, retrouver toute la personnalité du trompettiste Aymeric Avice dans ce très beau Pomme de Terre que l'excellent label Jazzdor Series nous propose.
La discrétion d'abord, et le caractère affable. Des clés sont exposés par le musicien dans une interview qu'il m'avait donné pour Citizen Jazz, elles apparaissent ici clairement dans le maelström d'une musique farouche, puissante, qui rappelle les expérience de Jean-Louis, un premier trio du COAX Collectif qui reste une référence pour les power trio libres et électriques : Pomme de terre se dit Ziemniak en polonais, et c'est justement le nom de son batteur, l'orageux Etienne Ziemniak, qu'on connait pour sa collaboration au Daumenkino Trio et à Vocuhila.
Ici, Ziemniak a toute latitude pour faire parler la poudre : dans le "chapitre V" de cet Apocalypse selon St Niels, il peut donner cours à toute sa rage, jouant sur la crête des cymbales sans sembler connaître d'essoufflement. La batterie est la racine de Pomme de Terre, son tégument à tout le moins, ce qui permet à Avice de jouer avec ce détachement apparent qui est en réalité le tison de l'incendie. Tout autour de lui inspire le chaos, et la trompette vogue en douceur ("Chapitre VI"). Comme le dit Philippe Ochem dans les notes de pochette, le jeu d'Avice a des réminiscence de Free Bop, et il parvient à prendre le flux de l'électricité alentour sans se permettre d'être référentiel. Souvent, cette musique semble venir d'un endroit inédit, inexploré tout à fait personnel, comme ce "Chapitre VII" qui fait vraiment songer à ce qui se développait dans Jean-Louis.
Notamment lorsque la trompette s'électrifie dans une vulgate zappaïenne qui n'est jamais très loin, au risque de l'électrocution.
L'électricité de Pomme de Terre (qui est par ailleur un objet conducteur, on en avait fait l'expérience au collège) n'est pas un vain mot. Avec Ziemniak et Avice, ce sont deux guitares qui viennent apporter le chaos. On se souvient qu'au départ, l'orchestre était un trio avec Julien Desprez, c'est désormais un quartet avec Richard Comte et Niels Mestre. On connait le premier pour son label .nunc et pour son implication dans la musique improvisée, on avait croisé le second dans l'ARBF de Yoram Rosilio. Ce sont les maîtres des textures, de ce qui permet à l'orchestre de partir très loin et de chercher la transe, ce qui est patent dans "Chapitre VIII" et qui se répercute tout au long de l'album... Y compris lorsqu'à la toute fin le flux semble se tarir, comme un souffle à reprendre.
Il n'y a oas de combats entre les guitaristes, très complémentaires. Pas de rodomontades, juste la volonté de fusionner l'énergie. S'il s'agit de l'Apocalypse selon St Niels, c'est que Mestre n'y est pas étranger. C'est vrai que dès le "Chapitre I", c'est lui qui porte le fer, mais la dynamique est diablement collective, et incroyablement généreuse.
Aymeric Avice est un artisan discret doublé d'un amoureux de l'improvisation. Cette Pomme de Terre lui ressemble, nourrissante et basique, pleine de surprise et de plaisir. On en redemande.
Novembre - Encore
Il faut se pincer pour se rendre compte que Calques, le premier album de Novembre date de 2016.
Sept années de réflexions pendant lesquelles ce petit monde a bien grandi, et le groupe a beaucoup évolué : la raison en est d'abord le remplacement de la batterie, Elie Duris ayant cédé sa place à Sylvain Darrifourcq, ce qui se perçoit sensiblement jusque dans la construction des morceaux, toujours conçu par le clavièriste Romain Clerc-Renaud et le multianchiste Antonin Tri-Hoang.
Dans l'improprement nommé "Miniatures", puisqu'il s'agit du morceau le plus long de ce double-album, le jeu si particulier, si identifiable de Darrifourcq, cette petite mécanique subtile qui porte au coeur transporte Novembre dans une autre dimension. Une identité nouvelle, paradoxalement plus proche de l'univers des autres musiciens. On perçoit notamment, et ce jusque dans le chaos défilant dans "Continuum" et son idiome Free revendiqué, toujours aussi proche de l'esthétique d'Ornette Coleman, que la contrebasse de Thibault Cellier s'éclate avec un tel batteur.
Ce qui tombe bien, puisque nous aussi.
Il en est d'ailleurs de même pour Antonin Tri-Hoang, qui habite littéralement cette première partie d'album et qui semble souvent en fusion. Dans un propos très collectif, si le soufflant est très en avant, c'est qu'il est la courroie de transmission du reste du quartet et celui qui peut le plus jouir de la liberté induite par la mécanique de la base rythmique.
Clerc-Renaud n'est pas en reste, qui s'offre quelques belles échappées, jouées sans apprêt, dans le flux, avec Cellier et Darrifourcq dans le rôle banderilles. On comprend le titre Encore, parce que cette énergie est réclamée, et pleinement satisfaisante. L'énergie ne fait pas tout d'ailleurs, comme en témoignera le doux final de "Petit Marin" ou Thibault Cellier nous arrache de profondes émotions dans un solo d'une douceur rare.
Pour revenir à "Miniatures", ce qui est intéressant, et ce qui justifie le titre, c'est cette capacité à multiplier les petites cellules courtes et les bifurcations, sans pour autant en faire un alpha ou un omega. S'il y a quelques incursions zorniennes, elles restent anecdotiques et viennent nourrir une réflexion plus globale, qui donne à Encore toute sa raison d'être.
Car on le pressent, Encore est une sorte de panégyrique de la tournée, de la scène, du spectacle.
Encore, comme un rappel.
C'est la seconde partie de l'album, le deuxième disque travaillé avec l'électroacousticien du moment, Marc Baron, qui nous en donne les clés. Pièce en deux parties, il se présente comme un carnet de tournée du quartet, ou du moins un cahier de souvenirs. On y entend Elie Duris en 2018, quelques souvenirs de Sons d'Hiver et du Field Recording. On voyage les yeux fermés.
On tourne, avec eux, avec beaucoup de poésie. Paru sur le label Umlaut qui revendique ainsi son attachement aux musiques aux confins du jazz et de la musique contemporaine, Encore est une des belle surprises de cette première partie d'une année 2023 plutôt enthousiasmante.
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Nicolas Stephan - Null
Nicolas Stephan est un musicien qui se pose toujours la question du fond avant celle de la forme ; c’est vrai depuis Unklar, un projet qu’il a mené conjointement à une réflexion globale sur la solitude et l’éparpillement du temps dans De la violence dans les détails, un livre accompagné d’une bande son. Mais il arrive en musique que la question de forme soit aussi celle du fond : ainsi est né Null, projet des plus personnel du saxophoniste du Surnatural Orchestra.
Une œuvre soliste mais pas tout seul, format de plus en plus usité et qui répond en plein aux préoccupations de son ouvrage. En convoquant des ombres, en l’occurrence des vinyles travestis ou travaillés dans leur trame (rayés, scotchés, désaxés...) pour créer des boucles cabossées qui viennent perturber une quête du son.
Une pureté troublée, comme pour mieux fendre l’armure.
Car il y a dans la musique de Null, troisième titre d’album en allemand après Paar Linien paru en 2021, une démarche qui n’est pas seulement oulipienne (sur « Arbres et Rivières », il joue de l'alto avec un bec de ténor, entre autres contraintes), mais bien plus profonde.
Une quête de la vérité. Null, c’est le zéro ; ce n’est pas un simple concept mathématique, c’est aussi un point de départ, une page blanche que l’adversité va modeler. Au début, dans « Rouge Zéro », le son du ténor est plein, très rond, il fouille dans les profondeurs de l’émotion.
C’est la face A du disque, pensé forcément comme un vinyle qui est à la fois le sujet et le support et permet de se livrer, seul avec le silence. Puis vient la polyphonie, la réponse d’un écho créé par le re-recording qui va initier un décalage, amplifié par une boucle pleine de surprise. Ici, ce sont les artifices qui fondent la réalité, comme souvent le carambolage est fécond, et contraint Stephan a aller plus loin dans l’introspection. On entre de plain-pied dans l’imaginaire de l’intime.
Paru sur Le Petit Label, Null est une belle facette de l’œuvre de Nicolas Stephan, absolument complémentaire des autres, un voyage intérieur. On ne sera pas surpris de retrouver le batteur Sébastien Brun en invité sur le très beau « 33 » qui vient dénicher une rythmique dans les craquements d’un vinyle volontairement rayé et pris au hasard dans une collection anonyme.
Il y a là, comme chez Emilie Škrijelj et ses disques déformés une volonté d’aller chercher le son dans sa dimension physique et inattendue. Null est empreint d’une magie étrange qui dit énormément de son auteur, avec beaucoup de poésie.
Alban Darche & Loïs Le Van - Les Mots Bleus
Il faut s'en tenir à un axiome : il n'y a pas de mauvaises chansons si elles peuvent être travaillées, triturées, ralenties par un orfèvre du jazz et un chanteur à l'encan.
Prenez ainsi Alban Darche et une chanson de Radiohead, on peut se dire que partant, le challenge est d'ampleur. Radiohead, c'est pédant et insupportable, mais Alban arrive à mettre "Fake Plastic Trees" à sa main avec Loïs Le Van à la voix et une troisième lame, la harpiste Emilie Chevillard. Il suffit d'un souffle à l'unisson du chanteur et quelques cordes parsemées pour que ce soit le coeur de la chanson qui apparaisse. Un joyau simple, presque sobre.
Quelque chose d'imaginable à Thom Yorke.
Les Mots Bleus est un petit bijou inattendu ; voici des années que j'écoute les album de Loïs Le Van en me disant qu'il a un univers formidable mais que je peine à y pénétrer pleinement : une voix douce, traînante, au timbre intrigant. Il me fallait une clé : cette clé c'est le saxophone ténor d'Alban Darche, qui travaille avec Le Van dans le Mirifique Orchestra et qui lui propose ici le plus beau des jeux : visiter l'intime de la chanson "pop" avec un invité tournant.
Un Alban Darche qui continue ainsi son travail sur la musique populaire entamé avec son Orphicube.
Un trio inconnu qui modifie l'approche particulière sans changer le travail global. Ainsi, parmi les invités, on trouve Sylvain Rifflet dans le classique de Broadway "I'll Seing You" où il propose ses slaps reconnaissables entre mille, mais aussi Yonathan Avishaï au piano sur une fascinante interprétation des "Mots Bleus" de Christophe qui donnent le nom à l'album.
Des Mots Bleus, des mots dont la scansion même par Loïs Le Van en change la structure musical et par là même son sens profond. De la bluette écrite par Jean-Michel Jarre, on oublie la version pleurnicharde pour une version assez solaire, gonflé d'une forme de colère où Darche laisse la voix et le piano très en avant.Il y a dans les choix musicaux des vrais prises de risques et des réussites profondes : on est heureux par exemple de voir Paul Jarret et sa guitare s'attaquer au "Old Man" de Neil Young dans une version très lumineuse ; il en est de même pour "Si J'étais un homme" de Diane Tell qui connaît ici une de ses plus belles versions avec la guitare de Nelson Veras.
La chanson est belle, elle prend une autre dimension ici avec une approche très caressante de Darche qui s'empare du thème pour laisser le guitariste enluminer le reste. On le disait, la preuve formelle d'une chanson qui fonctionne, c'est cette capacité à s'en saisir sans s'en moquer, et que ça marche toujours.
CQFD, sur la plupart des morceaux.
Oui, même "Karma Police".
La plus belle réussite des Mots Bleus, cela reste sans conteste la reprise de "Don't Speak" de No Doubt/Gwen Stefani, avec de nouveau un guitariste, en l'occurence Alexis Thérain. Il y a dans la voix nonchalante de Loïs Le Van quelque chose d'idéal pour cette bluette qui là aussi trouve des habits neufs. Le travail rythmique d'Alban Darche y est parfait, mais la structure générale de la chanson est tenue par un chanteur dans son exercice que l'on imagine favori.
Paru chez Yolk, Les Mots Bleus fait partie de ces disques qui restent sur la platine et que l'on vient picorer avec plaisir. Une vraie réussite.
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Papanosh - A Very Big Lunch
Il s’agit de faire avant toute chose une confidence : avant de prendre en main le nouvel album de Papanosh, je n’avais jamais lu de Jim Harrison. C’est idiot et totalement surprenant de la part d’un amoureux de la « Littérature Américaine des Grands Espaces »™ comme moi, mais c’est ainsi.
Entre la poire et la soif, j’ai donc décidé, entre deux écoutes de A Very Big Lunch de me pencher sur l’œuvre du rustre barbu avant d’écrire ces lignes, ce nouveau disque écrit par le claviériste Sébastien Palis étant entièrement dédié au romancier américain, à commencer par son titre, Un sacré gueuleton, hymne hédoniste s’il en est.
Sur le siège passage de la Ford Taurus qui me conduisait dans le « Nord Michigan » et ses chorus de soufflants (remarquable alchimie entre Raphaël Quenehen et Quentin Ghomari), j’ai compris.
Car on peut être vite surpris par le nouvel album de Papanosh, par cette esthétique et ses abords plus sages, loin de Prévert et de Mingus, ses passementeries chorales et ses douceurs poétiques. Le piano de Palis, les baguettes de Jérémie Piazza qui cherchent l’espace, tout n’est qu’une autre façon de chercher la liberté.
Une façon peut être plus mature ; par conséquent plus profonde.
Les petits jeunes des Vibrants Défricheurs ont quarante ans maintenant, et le Jim Harrison qui conduit la Taurus est à peine plus âgé que moi.
Dans cette musique de Papanosh, il y a le temps qui passe et le goût du voyage ; après une intro très colemanienne, tendance ornette, où Jérémie Piazza et le contrebassiste Thibault Cellier font parler la poudre, « un bon jour pour mourir » bifurque : Sébastien Palis et Raphaël Quenehen nous emmènent ailleurs, dans un univers moins brut, plus tortueux, éclairé par la trompette de Quentin Ghomari.
Rien n’est univoque, c’est ce que l’on perçoit à la lecture d’Harrison. C’est ce que parvient à retranscrire le quintet, sans rien perdre de sa poésie, et même avec un certain lyrisme (« Chien Brun ou Cellier est fantatique). Il y a dans l’approche de l’écriture de Palis quelque chose de doux qui colle bien à « Dalva », où le saxophone va chercher des émotions enfouies. Quelque chose d’élégant qui fait penser par moment à des figures du jazz français auquel on ne les aurait pas forcément associé, de Christophe Marguet à Guillaume de Chassy (« Westward Ho »), mais qui coulent dans leur oreilles depuis toujours et n’oblitère en rien un dadaïsme circonstacié.
Ainsi, Papanosh n’a jamais cessé de voyager. N’a cessé d’aller chercher l’altérité. Les balkans de leurs prime jeunesse ou les danses des Terres de Feu ne cachent plus leur fascination initiale, c’est d’une Amérique fantasmée, sublimée. Un quartier de Nueva York, entre Little Odessa, Lower East Side et East Harlem…
Plus simplement romanesque. Une Amérique à eux, comme il y avait eu Mon Amérique à moi, album antédiluvien de Quenehen et Piazza, plus connus sous le nom de Petite Vengeance. On bouffe des grands espaces dans A Very Big Lunch, et on n’est jamais rassasié. On a le choix des plats, du blues terrien de « Nord Michigan » jusqu’au très naturaliste « Faux soleil ». Papanosh parvient à nous emporter dans leur monde.
Une Odyssée Américaine est un disque très réussi qui compte beaucoup dans ce début d’année.
Duo Continuum - A Petits Pas
Il faut aller parfois vers la simplicité. Le dénuement, cette sorte de douceur que procure l'échange entre deux musiciens loin du tumulte, seuls avec leurs instruments. Deux musiciens de nuit, deux musiciens qu'on aime parce que justement, ils ont fait de la simplicité une quintessence.
Entre Jean-Marc Larché et Yves Rousseau, il y a une complicité ancienne, immédiate, évidente. Le contrebassiste accueille le saxophoniste depuis des années dans son quartet, ils ont notamment enregistré Akasha et surtout Poètes vos Papiers ensemble.
Ils se retrouvent en duo pour ce beau Continuum qui agit immédiatement comme une épiphanie, à l'écoute de "Ambre", marqué par une révérence certaine aux compositeurs français du début du XXeme, ou "L'envol" où Rousseau laisse son complice prendre du large pendant que sa contrebasse marque le temps qui passe par un abandon latent : comme on peu le comprendre, les deux premiers morceaux parlent d'amour et de mort, et le duo dressent une élégie brillante à ces amis partis.
On est émus, avec eux. L'empathie vient de la beauté alentour, sans joliesse inutile, uniquement dans une simplicité de chaque instant.
Conçu en huit parties distinctes qui parlent d'amour, de poésie, de nature et de peinture, le dernier des plaisirs de ce monde étant réglé par la musique, Continuum est une série de miniatiures, d'instants, de flash lumineux qui nous transportent.
On va de Bach ("Wie soll ich dich empfangen", où Larché est absolument magnifique dans le bourdon de l'archet) au peintre autrichien Hundertwasser (car il est autrichien, figurez-vous, monsieur Rousseau) où la contrebasse se promènent dans les paysages colorés du peintre architecte qui conçut des pochettes pour Don Cherry. Hundertwasser était un humaniste, et l'un des plus brillants artistes de la seconde partie du XXeme siècle, cette musique est elle aussi, profondément humaniste, sa limpidité ne s'interdit aucun paysage, tant la concorde règne.
Le duo Continuum agit comme un accélérateur d'imaginaire.
Le fait est qu'il fonctionne parfaitement : il suffit, avec Continuum, de fermer les yeux pour voyager, l'"Aria" nous porte aux nues pendant que "Uyuni" et ses déserts de sel sont une ode à une forme de pureté brute, brillante et sauvage, vaguement périlleuse malgré sa majesté.
On ne peut qu'être ravi de ce disque, comme de retrouver ce disque comme on retrouverait un chez-soi chaleureux. Paru sur le label de Fran(c)k Tortiller, autre grand élégant. La pochette de ce disque montre des petits pas dans la neige.
Debussy n'est jamais loin.
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Naïssam Jalal - Healing Rituals
Il n'y a pas à faire mystère de ce que nous pensons ici de Naïssam Jalal. A force de preuve, elle est une des musicienne capable de remettre ce blog d'aplomb, quand c'est nécessaire -quand un de mes camarades de Citizen Jazz se charge de la chronique et que nonobstant celà, je me sens obligé d'écrire autre chose que quelques lignes dans un carnet, pour moi, qui serviront dans un article futur. Car oui, ces notes existent, et plein de disques non chroniqués sont écoutés, à dessein ou non, pour un jour ou pour jamais-.
Mais ce n'est pas le sujet.
Avec Healing Rituals, Naïssam propose l'un de ses projets les plus personnels ; et pourtant, Quest of Invisible, par exemple, était un disque qui fendait largement l'armure de la flûtiste. Mais il y a dans Healing Rituals quelque chose de la quète, quelque chose d'intrinsèquement spirituel que Naïssam cherche depuis toujours et qui aboutit ici à la beauté de "Rituel du Soleil", où la contrebasse de Claude Tchamitchian et le violoncelle de Clément Petit devisent comme un vent léger que la flûte vient réchauffer au soleil ; la musique fait du bien, elle soigne l'âme et donc le corps. Elle agit sur le monde ; on sait qu'il y a derrière quelques préceptes du soufisme, il y a surtout des années de recherches sur la musique comme être vivant, comme matière organique.
Comme acteur principal de la vie et de la civilisation.
Le Cinquième Element, moins tarte que chez Besson.
Avec son nouveau Quartet, où l'on retrouve le formidable percussionniste Zaza Desiderio, Naïssam Jalal les explorent, ces éléments. Dans le "Rituel de la Rivière", c'est Tchamitichian qui décide d'une boucle sur laquelle vient se greffer. Entre la flûte et le violoncelle, on a toutes les possibilités de la voix humaine, qui transcende les lieux, les traditions et qui construit une musique traditionnelle et sans attache, fruit de tous les voyages de la flûtiste : la rivière coule, elle est immuable et pourtant toujours en mouvement. Elle coule, fluide et nourricière.
Pour l'accompagner dans ce chemin, naturellement, Clément Petit, et son habitude de naviguer dans la musique mandingue notamment est des plus riches (Oumou Sangaré, Ballaké Sissoko) pour cet ancien de Radiation 10. Ce sont les cordes qui forment l'univers, qui forment la matière que Naïssam va transformer ("Rituel des Collines", aux allures pastorales). Ce qui est puissant dans ce disque qui constitue l'une des plus belles confirmation de l'année, c'est la capacité de Naïssam Jalal de défendre une vision du monde résolument humaniste, ainsi qu'une démarche spirituelle qui ne cherche pas la grandiloquence où les postures. Il y a dans la démarche de la flûtiste quelque chose de brut, qui fait corps avec la nature, à l'image du "Rituel de la Terre" où elle donne de la voix.
Cette notion de Rituel elle-même indique beaucoup de chose sur cette musique. D'abord parce qu'il y a cette notion de cycle, primordial dans la construction des morceaux, quelque chose de profondément construit et pourtant qui vient du fond des âges, quelque chose qui dépasse et déborde, et qui s'appelle tout simplement la poésie : profonde, directe, et sans apprêts.
Naïssam Jalal signe indubitablement l'un des plus beau disque de l'année. Déjà. S'il fallait s'en convaincre, on se plongerai dans "Rituel de la Lune", l'un des plus beau et -je le pense- l'un des plus personnel, tant le travail de la flûte qui glisse sur le tendre tapis des cordes touche à l'émotion pure, à un sentiment réellement transcendant.
Healing Rituals fait du bien au corps, parce qu'il est un bouquet de sensations positives qui ne s'embarassent pas de mise en scènes occultes.
On en profite, on aime.
Et Naïssam Jalal est décidément une musicienne hors du commun
Les Meilleurs disques 2022
C'est désormais la tradition, et la date du 12 décembre à 12h12 s'est désormais imposée : voici donc les 10 disques qui m'ont le plus marquée en 2022, ainsi que quelques accessits habituels. Ca fait suite à la non moins traditionnelle liste de 25 disques "de l'année" qui la précède -et en toute logique, les 10 en font partie-
2022 fut une année bizarre, et pas seulement d'un point de vue social et géopolitique, mais aussi concernant nos musique. Un premier semestre atone, pas très enthousiasmant, et un second semestre en guise de feu d'artifice, avec d'ailleurs, de nombreux disques nommés dont les chroniques ne sont pas encore en ligne !
Il y a une artiste de l'année cette année, dans cette liste paritaire -sans faire exprès- qui pourtant n'apparaît pas dans les noms d'artistes. Elle est ingénieure du son : c'est Céline Grangey. Elle est époustouflante, et entre Lila Bazooka, Mad Maple et Refuge d'Alex Grimal s'impose naturellement.
Kobe van Cauwenberghe's Ghost Trance Septet – Plays The Music of Anthony Braxton
Madeleine & Salomon – Eastern Spring
Clément Janinet – Ornette Under the Repetitive Skies III
Ellinoa & Wanderlust Orchestra – Ville Totale
Anthony Braxton & James Fei – Duets (Other Minds) 2021
Trevor Dunn's Trio-Convulsant – Séances
Concert de l'année : You au 106 (Rouen)
Ressortie de l'année : Mike Westbrook London Bridge Live in Zurich 1990
Label de l'année : Out of Your Head Records
Band of Dogs - III
Band of Dogs, c'est d'abord un duo, celui qui réuni Philippe Gleizes et Jean-Philippe Morel.
Du premier, on connaît Gleizkrew, Caillou, et surtout son travai avec Médéric Collignon. Du second, on retient Print et son travail avec David Chevallier. Band Of Dogs existe depuis 2018, et c'est toujours un temple d'électricité, avec une basse dure et minérale, qui regarde sans se cacher vers le métal et pléthore d'invités qui changent de disques en disques.
III n'échappe pas à la règle.
Les invités, c'est la raison d'être de ses chiens fous. Dans le premier, on notait les frangins Ceccaldi. Dans le second, Elise Caron. L'idée est que ces invités enfilent les oripeaux de la meute : un jazz-rock assumé mais pas caricatural (c'est tellement facile de sombrer dans les travers, rendons grâce à Gleizes et à Morel de nous éviter ça) et une dureté qui n'empèche en rien un certain lyrisme.
A ce jeu, III a réuni les bonnes personnes, à commencer par Mike Ladd. On pourrait se dire que décidément, les jazzmen français manquent cruellement d'imagination, tant Ladd est sur-sollicité, totem Hip-Hop de toute une scène, mais force est de constater que dans le climat que propose Band of Dogs, la voix rauque et colérique du maître des Infesticons est légitime et tout à fait enthousiasmante, surtout lorsque c'est Claudia Solal qui est conviée pour lui donner la réplique.
Une réplique tout en voix-instrument, à l'image de "Beyond the Gods" qui réunit une grande partie de la troupe et qui est une sorte de quintessence du climat que recherchent le bassiste et le batteur : le premier tient une ligne puissante, heurtée qu'érode la guitare de Julien Desprez, qui fait merveille dans ce genre d'esthétique, nerveuse et en rupture. Le second sème le chaos dans les tuttis d'un orchestre où l'on retrouve presque naturellement Emmanuel Borghi entendu dans Magma et Fabrice Martinez du Supersonic.
Magma, on y pense nécessairement dans les démonstrations de force qui explosent de ci de là, comme ce "Death To The Holy Dogs", où les claviers de Borghi vont à l'assaut d'une base rythmique en titane qui ne ploie pas sous les coups de boutoirs de la guitare. Au milieu de ça, Mike Ladd ballade son cri.
Il est dans son jardin, et celui-ci est constellé d'impacts de bombes.
Comme toujours Ladd raconte une histoire, aux franges de la science-fiction. Peu importe si le sens est parfois cryptique, on se laisse emporter, notamment dans les morceaux plus apaisés, à l'instar de "Titanium Dogs" où Fabrice Martinez, très lyrique, est à la manoeuvre. Même impression dans "Hated by Gods, Eated by Dogs", où Laurent Bardainne, autre compère du Supersonic, vient poser son saxophone ténor là où tous les dispositifs de tension se régénèrent.
Brillant et explosif, ce troisième volume des aventure de Bands of Dogs, aux franges de nombreux styles nous rappelle qui est parfois utile de renouer avec les thérapies de choc.
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Didier Lasserre - Silence Was Pleased
C'est amusant de songer que quelques semaines après avoir évoqué le dernier disque de Benjamin Duboc dans ces pages, il soit désormais question de Didier Lasserre. Pour une raison simple : les deux musiciens improvisateurs ont souvent eu parti lié dans leur choix artistiques, et ce sont deux artistes qui se ressemblent, rigoureux, discrets et d'un rafinnement rare.
C'est d'autant plus intéressant que Duboc comme Didier Lasserre proposent dans leur nouvelle création une oeuvre écrite, sophistiquée et intransigeante qui questionne la musique contemporaine avant tout.
Là où le contrebassiste interrogeait le mouvement, le percussionniste s'intéresse à la perception et aux lames de fond ; j'ai le souvenir d'un solo de Lasserre où il égrainait des ailettes de pomme de pin sur une caisse claire avant de faire tonner ses baguettes. Ici, c'est le piano de Christine Wodracka, une musicienne qui s'est toujours tenue aux confins de la musique contemporaine et classique, qui fait tonner les basses après un échange éthéré entre la trompette de Jean-Luc Cappozzo et le silence.
On est captivé, immédiatement.
Le disque sorti chez Ayler Records, qui renoue depuis quelques disques avec cette approche très contemporaine et avec cette couleur qui ont fait sa légende, se place dans la pénombre. Non qu'il se rend invisible, mais c'est le climat qui sied à merveille à la musique de Lasserre. La nuit tombée, la lumière diffuse qui se meure, le crépuscule ou tout est possible dans le violoncelle de Gaël Mével... Tout concourt à exacerber des sentiments liés à la solitude, à une intranquillité qui fait naître toutes les poésies. C'est d'ailleurs les noms des mouvements choisis par Didier Lasserre qui nous oriente - en nous désorientant parfois, magie des sentiments contradictoires -, de "Light", la lumière, à "Night", la nuit où la journée se déroule dans un silence brumeux où chaque son est la construction d'un récit.
Puis la magie intervient, dans la voix de l'alto Laurent Cerciat qui dit les mots du poète anglais John Milton.
Le chemin qui empruntait déjà beaucoup, dans l'esthétique et les timbres à la musique Ancienne trouve dans ce choix de mots et de voix une vraie légitimité, que Lasserre renforce en jouant parfois des timbales, dans une atmosphère soudain densifié par le recours à de nombreux dispositifs électroniques, conçus par Denis Cointe et Loïc Lachaize.
Le choix de Milton, et ses paradis perdus ne doit rien au hasard. On l'a déjà dit, il y a dans ce disque un éther, un sentiment de monde parallèle aux faibles lumière contrastées, à l'image de la gravure de la pochette et de sa Lune lycanthrope qui réveillent des démons. IIs sont tous cachés dans "Silence Pleased" où Cappozzo et Wodracka offrent une colère soudaine comme une bulle qui éclate. Lasserre passe à la batterie : ce n'est pas une parenthèse, c'est une irruption. Une croisée des chemins qui replonge vite dans une route plus sombre, jusqu'à ce magique "Apparent Queen, Peerless Light" où la trompette luciférienne de Cappozzo, au sens où elle transcende la lumière s'offre quelques instants avec les tambours de Lasserrre , comme une clairière atteinte sous la lumière pâle de la Lune.
Un des disques les plus étonnant et enthousiasmant de l'année.
Et une photo qui n'a strictement rien à voir...