Kodaly et les nationalistes hongrois
Ce qui arrive en Hongrie aujourd'hui n'est pas seulement un épiphénomène de la crise financière orchestrée pour pressuriser le chaland et faire galoper la spéculation. Ce n'est pas le mauvais vaudeville syldave décrit par quelques commentateurs aussi visionnaire qu'un Jean-Marc Sylvestre Borgne devant la Banque Alimentaire. C'est un laboratoire très inquiétant de ce qui se trame en Europe entre une classe prête à tout pour garder ses privilèges et des populistes éructants qui dictent des actes faisandés, comme pour prendre leur revanche sur l'Histoire. Il faut pour s'en convaincre lire cet article de septembre dernier de l'excellent site MyEurop et de lire celui-ci pour la France (qu'on saura trouver en lien sur le premier lien, magie du mot-clé hypertexte...).
Attention.
Il ne s'agit pas de comparer la situation française à la situation hongroise. Ce n'est ni le même niveau, ni le même moment, ni la même histoire. Il s'agit juste d'une tendance, mortifère, à l'asservissement. Elle est soutenue par la propagande, plus finaude qu'il y a 60 ans. Il n'y aura qu'à comparer les actuelles gesticulations autour de Jeanne d'Arc en France et de Szent István (St Etienne, le "fondateur de la nation hongroise"). Cela n'excuse en rien les considérations nullardes sur l'origine du petit président et la situation hongroise actuelle, faite par des comiques troupiers qui ne se rendent même pas compte de la portée raciste de leurs vannes.
Depuis des mois, j'observe avec tracas ce qui se passe dans cette Hongrie que j'aime et qui est depuis le XIXème siècle à la fois le thermomètre et le pôle centripète de l'Europe. Il est peu de dire que la fièvre est là. Budapest est une capitale fabuleuse, pleine d'histoires et d'échanges. S'il existe un carrefour entre l'Orient et l'occident, il est à cheval sur le Danube ; c'est d'autant plus déplorable de la voir se donner à de tristes sires et se couper de ce qui a fait son rayonnement : le cosmopolitisme et les passages multiples dans ce pays occidental à la langue de nomades asiatiques...
C'est sans doute à la lecture d'un papier -que je ne retrouve pas- qui expliquait que les nationalistes hongrois se repaissaient de chant traditionnels "nationaux" que j'ai décidé d'écrire ce billet ; parce que si la musique n'explique pas tout, si elle n'est qu'un épiphénomène de ce qui est entrain de se tramer, elle éclaire un peu la réflexion. Je ne suis pas musicologue (loin de là), mais j'ai observé, écouté et lu. La musique, pour la plupart des hongrois, n'est pas qu'un des beaux-arts, mais plutôt un trésor national ; c'est le discours de compositeurs contemporains comme Peter Eötvös.
Depuis les années 30, beaucoup de hongrois sont persuadés -et cette persuasion a longtemps été une doctrine d'état- que les roms et le klezmer leur ont "volé leur musique" en s'appropriant la musique traditionnelle de l'Europe centrale. En réalité, les échanges et le nomadisme ont été tels dans cette région que tout s'est mélangé dans un joyeux et un heureux foutoir. "Il n'y a pas de frontières en musique, les portes sont ouvertes à tous, pour de vagabonder librement dans les différentes musiques et les différentes cultures... Les différents courants artistiques ont convergés, ce phénomène désoriente le public et rend la communication moins claire. Cette disparition entre les genres ouvre à l'infini de nouvelles perspectives pour les artistes contemporains (...) et principalement dans le domaine de l'improvisation musicale". C'est Elemer Balasz, l'un des plus grand défricheur actuel de cette musique traditionnelle qui le dit. L'approche de cette mémoire, quand elle est faite avec la même rigueur que l'historien est la meilleure des bases pour appréhender le monde et la musique contemporaine, qu'elle se nomme jazz ou pas. C'est cette idée de la porosité, de l'échange, de la transmission qui a forgé aujourd'hui la cohorte de grands musiciens de jazz magyars défendue par le label Budapest Music Center ; l'un des précurseurs historiques de cette scène, depuis les années 50, Bela Szakcsi Lakatos, est d'ailleurs l'un des grand collecteur de la tradition rom dont il est l'un des héritiers.
On aura l'ironie d'en rire.
Sous le régime stalinien, Bela Bartok et Zoltan Kodaly sont devenu des héros nationaux. Leur musique a été enseigné à tous les petits hongrois. Pas seulement grâce à leur rayonnement mondial, mais surtout pour leur travail de collecte des musiques traditionnelles et populaires hongroises et l'injection de celles-ci dans l'approche musicale contemporaine, fondant sans le vouloir un décorum nationaliste déjà présent avant-guerre.
On ne s'attardera pas sur Bartok, pour s'attacher à Kodaly.
Chez BMC, un label qu'il va falloir soutenir encore plus, un hommage à Kodaly avait été enregistré, entre autres disques de classique reprenant ses oeuvres. Mihaly Borbely, loin de la récupération nationaliste, y célébrait l'oeuvre d'un ethnomusicologue ouvert et résolument contemporain, posant la question des racines, qui n'est pas celle des frontières.
Kodaly n'est pas un héros. C'est un musicien de génie qui s'est intéressé et a théorisé la musique populaire de son pays et l'a transcendé. A ce titre, il a connu une paix assez royale avec les régimes dictatoriaux successifs, du fait de son statut à partir des années 30. Il est cependant absolument dégueulasse d'imaginer Kodaly récupéré par les fachos du Jobbik, ces faux-amis du FN. J'écoute en écrivant le "Psalmus Hungaricus" de Kodaly ; le pire des sophistes arrivera sans doute a nous expliquer que ce psaume hongrois a été composé à partir d'un poème de Mihály Kecskeméti Végh, poète du XVIème siècle qui l'a écrit pour dénoncer le joug ottoman. Nul doute qu'il est des névrosés pour le penser.
"Je voudrais plutôt habiter dans le désert, ou parcourir la forêt sauvage, que demeurer parmi ceux qui ne me laissent pas dire la vérité." (ou "Akarok inkább pusztában laknom, Vadon erdıben széjjelbujdosnom, Hogynem mint azok között lakoznom, Kik igazságot nem hagynak szólanom" si vous voulez briller en société). On sent déjà le nationaliste s'exciter.
Hélas... Kodaly a écrit le Psalmus Hungaricus en 1923, pour le cinquantième anniversaire de l'unification de Budapest. Il était à l'époque au ban du pouvoir pour avoir soutenu la révolution communiste de Bela Kun, en 1919. Les vers de Végh, détournés, s'adressaient au pouvoir en place, tenu d'une main de fer par l'amiral Horthy, le même qui accueillit à bras ouvert Hitler.
Horthy est aujourd'hui l'un des modèles affirmé du Jobbik. Les mêmes qui se pavanent sur la musique collectée par Kodaly, au nom d'une "grande Hongrie" qui n'aura existé que dans leurs névroses. La musique n'est peut être pas politique, mais elle permet souvent de mettre en perspective les choses. Plus que jamais, il faut être au côté des hongrois qui se battent contre Orban ; parce qu'il n'est pas question que de musique.
Et une photo qui n'a strictement rien à voir, mais en fait, si. Parce qu'une synagogue avec des minarets, ailleurs qu'à Budapest, vous chercherez ;-)