Tomas Fujiwara - Triple Double
Encore un problème de mathématique, encore un jeu de piste. A croire qu'on aime ça.
Mary Halvorson aime rajouter des lames dans ses orchestres, augmentant d'un pupitre à chaque disque comme les athlètes à la perche. Pléthore sont les double quartet à axe commun qui démontrent qu'en chevauchant les tâches, sept équivaut parfois à huit.
Des dizaines de disques sur ce blog posent la question de la forme de l'orchestre et de ses intéractions, des relations entre les solistes et les sections, jouent l'amalgame de timbres, la force de frappe, la mutabilité de la base rythmique ; rare sont ceux qui en font le thème central et s'en saisissent avec une vorace gourmandise tout en s'affranchissant de tout système.
Pour cela, il y a le batteur Tomas Fujiwara et son album Triple Double qui paraît sur le label new-yorkais Firehouse 12, qui publie régulièrement les album de Braxton, mais aussi ceux de Taylor Ho Bynum et de Mary Halvorson qui sont tous les deux dans ce disque.
Le label est-il un album de famille ? Oui, et à plus d'un titre ; nous allons y revenir.
Dans ce nouveau disque, il ne s'agit pas de construire une mécanique parfaite, huilée, sans couture où chacun trouve sa place dans un jeu d'engrenage phénoménal. Au contraire, dans un premier temps, dans l'orgiaque "Diving For Quartets", c'est une véritable harmonie du chaos : d'un côté, la guitare de Mary Halvorson, acide instable prêt à tout enflammer. De l'autre, son homologue Brandon Seabrock qu'on avait pu entendre notamment dans le EEMH de Braxton (encore lui). C'est dense, une sorte d'union des oppositions qui forme une base éthérogène propre aux déflagrations.
Elles viennent du cornet de Ho Bynum, puis de la trompette de Ralph Alessi, qu'on attendait pas forcément à pareille fête, qui viennent se superposer plus que s'amalgamer. Une opposition de style là aussi, entre le clair et l'obcur, entre la mélodie et la matière qui trouve son fonctionnement collectif que lorsque les deux batteurs viennent s'emboutir à la suite. Tomas Fujiwara et Gerald Cleaver. Le maître et l'élève ensemble font leur sort aux rythmes.
C'est un flot, apparemment icontrôlable mais qui dessine des formes, explose, se reconstruit, va se chicaner plus loin dans le magnifique "Décisive Shadow" où Mary étincelle. C'est aussi un magnifique enfin à entropie, nouvelle formule de moteur à explosion qui rend hommage à ses pairs dans le formidable "For Alan", dédié à Alan Dawson, formidable pédagogue que l'on entend sur bande, avec la voix d'enfant du petit Tomas.
Une sorte de boucle bouclée, puisque dans son précédent album avec The Hook Up, Fujiwara avait rendu hommage à Rainey et Cleaver de la même façon. Sur le morceau dédié à Dawson, les deux batteurs s'expriment avec beaucoup de personnalité ; on pense à ce disque enregistré par Fujiwara et Rainey avec Braxton.
On y revient toujours. Et c'est sans doute là que commence cette famille, où du moins la saine émulation qui en découle et semble ne venir de nulle part ailleurs.
Ecoutons "Love and Protest" et sa beauté brute pour s'en convaincre.
Voici alors que ce pose le problème mathématique : qu'est-ce qu'un triple double ? Trois fois deux sections, comme l'évidence pourrait le faire croire, avec les guitares qui se fracassent l'une sur l'autre, ces batteries complémentaires par leur opposition de style et l'option prise des rythmiques complexes et mouvantes et ces trompettes qui surplombent ce maelström comme des noyés qui se débattent ?
C'est une option, c'est parfois le cas ("Blueberry Eyes").
Est-ce une multiplication commutative où nous pourrions retrouver deux trios (Cleaver Alessi Seabrock vs Ho Bynum Halvorson Fujiwara, schématiquement) ? Ca arrive, régulièrement, notamment lorsque le sextet se fait soudainement plus free ("Pocket Pass").
Mais en réalité, c'est davantage une sorte de liaisonà choix multiples, d'alliance de circonstance entre solistes qui forment un ballet erratique mais magnifique, plein d'entrechats, entrecroisement, d'intermède....
Une sorte de déambulation magnifique de liberté d'un danseur doué de la double vision.
Un travail on ne peut plus jouissif !
Et une photo qui n'a strictement rien à voir...