Sophia Domancich & Raphaël Marc - Lilienmund
Sans Bruit a deux ans, et pour le fêter dignement, il me semblait tout à fait à propos de consacrer quelques minutes à une de ses sorties qui m'accompagne depuis plusieurs semaines à plusieurs moments de la journée. Sans Bruit, c'est ce label dématérialisé, porté par des passionnés (et notamment le militant de la cause improvisée Stéphane Berland) qui permet de sortir des créations régulières et souvent décalées, ambitieuses et qui se fendent d'un univers particulier, rare.
Le lecteur fidèle connait mon attachement pour l'objet-disque et pour la pochette, mais Sans Bruit fait bien les choses, proposant une jaquette épurée, souvent comme la musique qu'il propose, et le support et un format FLAC non destructif. Le contact physique me manque un peu, certes ; mais la musique proposée efface ces coquetteries !
On pourrait évoquer bien des disques de Sans Bruit. J'avais déjà parlé d'un duo Foltz/Oliva en ces pages ; c'est le Lilienmund de la pianiste Sophia Domancich que j'ai choisi pour son atmosphère et la beauté de son duo avec l'électronicien Raphaël Marc, auteur récent d'un album chez Signature/Radio France. Sophia Domancich est une pianiste remarquable qu'on ne présente plus, dans ses trio avec Avenel et Goubert comme dans son quintet "Pentacle" dont il faudra un jour que je parle dans Les Racines du Bien...
Lilienmund est la construction entropique d'un monde sonore, d'un bouquet de sensation et d'une poésie profonde autour des cycles Dichterliebe (l'amour du poète), les fameux lieder de Robert Schumann. En six parties, le disque bâti une succession de sensations et d'images sonores par l'imbrication des tirades de piano et du travail électronique et de sample. La musique du duo semble aussi complexe et emplit de paradoxes et d'hallucinations sonores, comme Schumann le fut à la fin de sa vie, lui qui entendait -parait-il- un la permanent et des musiques fantômes.
Brillant, plein de verve et emplit en quelques secondes de ténèbres brumeuses, et qui au delà du Romantisme de Schumann interroge d'autres compositeurs, plus contemporains, l'album du duo se remplit d'image, cherche à capter une atmosphère... Le résultat est magnifique. A la fois inquiétant et onirique, avec des passages d'un noir profond qui peut s'empourprer au gré des frottements entre le jeu complexe de Domancich et les créations de Raphaël Marc, toujours à l'affut. La partie V notamment est un modèle de construction corrosive qui attaque la masse sonore tout en perdant jamais sa musicalité, commençant par un solo de la pianiste avant que ne se mêle une rythmique acide....
La grande réussite de l'album, c'est d'évoquer les lieder et leur compositeur sans jamais n'en jouer une miette, hormis un sample dans le morceau final. Domancich retrouve dans cet album ses rhizomes de musicienne classique et les mêlent à la fois à sa culture jazz et musiques improvisées, mais aussi aux créations sonores de Marc, parfois uniquement atmosphérique où se mélangeant directement au matériel musical en crissement et en rythmiques avortées, en samples détournés, en voix brisées. Le symbole, c'est certainement cette magnifique et centrale "partie III" à la noirceur mélancolique, sobrement sous-titrée "Funeral's theme" qui débute dans une introspective partie de piano pour ensuite se perdre dans un dédale de rumeurs métalliques, dans un brouillard de voix détournées, dans des bribes de symphonies liquéfiées que viennent briser des ostinati de piano.
Lilienmund est un disque puissant, qui se découvre à chaque fois un peu plus au gré des écoutes successives. Et c'est un beau symbole du label Sans Bruit, qui mérite qu'on en fasse un peu plus pour parler de lui...
Et une photo qui n'a strictement rien à voir...