Bruno Tocanne - In A Suggestive Way
Le batteur Bruno Tocanne fait partie de ces musiciens implantés dans le jazz européen qui construisent, au fil des années et des projets un propos indépendant et absolument libre. Avec le réseau Imuzzic et le label Instant Music Records (IMR), il a bâti sur le grand Lyon une structure collective capable de soutenir de talentueux musiciens et de s'insérer dans la Cité comme de franchir les océans à la rencontre d'autres artistes. C'est le cas notamment du trompettiste Rémi Gaudillat présent dans cet album et dont nous reparlerons aussi très vite, mais aussi de Libre(s) Ensemble, que nous avions particulièrement aimé par ici.
La musicalité de Tocanne, dont la sensibilité à fleur de cymbale dispense un jeu très charnel, interroge l'histoire des musiques improvisées tout en se promenant en totale liberté dans d'autres musiques. On pense au rock, souvent... Mais ce In A Suggestive Way appelle à des couleurs plus diaphanes, plus chambristes également.
Ici, le quartet à des allures de doux cortège, un peu mélancolique et plein de souvenirs, comme ceux qui accompagne jusqu'au bout un ami. L'ami s'appelle Paul Motian. Il est tout sauf imaginaire ; il est là, bien présent. On sent, dans le jeu inventif et plein de relief de « In A Suggestive Way », où le batteur se frotte au jeu anguleux de Quinsin Nachoff qu'il s'agit même plus que d'un ami ; d'un maître. D'un éclaireur. D'un pourvoyeur.
Sur la pochette de ce disque, on trouve quelques traits d'encre noire, calligraphes plein de sobriété. On trouvera dans cette esthétique comme un trait d'union qui pourrait être dessiné par les baguettes d'un batteur. Comme un symbole de légèreté.
A chaque moment, et dès ce « Bruno Rubato » cosigné avec Sophia Domancich et que l'on pouvait déjà entendre dans Libres(s) Ensemble, on perçoit une forme d'élégance commune aux deux batteurs, un raffinement de soie qui infléchit le jeu de ses comparses sans jamais le diriger.
Pour l'accompagner dans cet hommage si suggestif, Tocanne a invité le pianiste New-Yorkais Russ Lossing avec qui il partage ce goût pour les rythmiques impressionnistes et aussi précises qu'elles peuvent être inattendues.
Lossing, qui a joué avec Motian mais qui a aussi enregistré Drum Music, solo de piano sur des compositions du batteur est lui aussi un trait d'union. Il alterne jeu d'une grande légèreté et martèlement rythmique, entre ciel et terre.
La force de ce quartet réside dans cet équilibre presque parfait, entre Europe et Amérique, entre mélodie et rythmique, entre douceur et dureté (« Firefly »).
Depuis quelques années, notamment avec le quintet évocateur 5 New Dreams, le batteur entretient avec le saxophoniste canadien Quinsin Nachoff un dialogue constant, avec cette particularité de se passer de contrebasse.
Comme Motian dans Lost In A Dream. Tiens donc...
Ainsi, dans le magnifique « Canto 1 » écrit par Lossing, piano et batterie jouent un jeu de masque, se faufilant entre le frottement du métal et la frappe du bois, entre les tréfonds du piano et les reliefs de la batterie. On trouvera, quelques mesures plus loin, le même enchevêtrement entre la trompette de Gaudillat et le saxophone de Nashoff. Les deux soufflants, dont la complicité impressionne font parfois songer à un brass-band miniatures, accompagnant un enterrement de chimères.
C'est là que l'on retrouve, sous-jacent dans tout l'album mais doublement évident dans le magnifique « Ornette And Don » l'hommage constant dans la musique de Tocanne au paradigme Colemanien. A chaque instant, on s'attend à voir surgir des flots d'électricité ou la rage d'une contrebasse. Dans l'esprit de la musique de Motian, dans la construction de celle de Tocanne, tout reste d'une remarquable fluidité et d'une impeccable habileté. C'est avec délice qu'on s'engage dans cette voie si suggestive...
Et une photo qui n'a strictement rien à voir...