Pourquoi j'écris (autant) de chroniques ?
Le billet qui va suivre va sans doute paraître comme un petit exercice nombriliste de la communauté de ceux qui écrivent sur la musique et sur le jazz, mais il faut sans doute se délester rapidement de cette impression.
Nous n'y sommes pas du tout.
On dirait même que le temps d'un billet, Sun Ship reprend ce qui était le blogging des années 2008-2010 : une discussion par blog interposé sur un sujet dense, des individualités qui se répondent loin des pouces de Facebook.
Ma camarade, la talentueuse Raphaëlle Tchamitchian, que vous pouvez par ailleurs retrouver dans l'excellent Hors-Série -abonnez-vous !-, signe sur son blog Belette & Jazz un billet au titre définitif : Pourquoi je n'écris plus (beaucoup) d'articles qui n'est pas sans éveiller quelque intérêt lorsque que sur ce blog depuis le début de l'année, on dénombre déjà soixante-deux chroniques de disques (sans compter celles faites à Citizen Jazz).
Ce qui n'est pas raisonnable, au fond.
Raphaëlle dit des choses très intéressantes et très questionnantes, ce à quoi l'ami Denis renchérit avec beaucoup d'à-propos, se focalisant sur ce pourquoi, lui, il en écrit toujours.
Raphaëlle pointe deux choses qui sont à mon sens extrêmement intéressante : la lassitude vient de la profusion (petit un), ladite profusion créé un phénomène pervers de répétition de la forme si on veut chroniquer en nombre (petit deux), d'autant que la profusion ne s'accompagne pas forcément d'originalité du propos (petit trois).
Les arguments sont recevables, et pour une bonne part, réalistes, voire cruels. C'est vrai que des fois on écrit toujours la même chose ; surtout quand on entend la même chose. C'est vrai aussi qu'avoir une pile de soixante disques dont vingt sous blister pour des semaines entières est insupportable.
Quand je bossais en radio, je m'étais juré que tout ceci ne m'arriverai jamais.
Et puis j'en suis.
Mais cette question dépasse largement la question de ce à quoi je passe mon temps sur le clavier ; c'est l'affaire de mes nuits et de mes médecins. On ne peut rien contre une obsession et plutôt que de noircir des cahiers d'écoute dans mon coin pour n'être jamais pris au dépourvu dans une conversation musicale ou une émission de radio, j'organise ça sur un blog. L'aventure Citizen Jazz réclame par ailleurs une certaine hygiène de l'écriture.
On ne peut pas grand chose contre une obsession.
La question c'est comment on gère la profusion (petit un). La tyrannie du choix. Comment fait-on pour trier, sélectionner, singulariser certains disques plutôt que d'autres et de donner envie, c'est à dire -aussi- égoïstement de chasser la lassitude. Parce que c'est ça le fond du problème. Et c'est boulot éditorial, le boulot le plus important, le plus subjectif qu'il soit. On se doit d'être magnanime, même s'il ne l'est jamais vraiment : on finit par connaître les musiciens, on discute en off de leur motivation, on connaît leur environnement culturel et émotionnel ; parfois même, on conseille en amont, dans une traversée du miroir qu'il faut éviter tant que faire se peut.
Ce qui est important, pour garder l'envie et y trouver un peu de légitimité, c'est de creuser un sillon.
Choisir un axe et s'y tenir (petit deux) : l'importance d'être Constant, disait Wilde, à moins que ce ne fut d'être Fidèle... Donc se spécialiser, cultiver ses marottes, écumer des villes, des scènes, des régions, des "familles" ; s'en faire le relais sans pour autant en être le porte-voix.
Je ne doute pas que bon nombre écrivent pour être récompensé par n'importe quel rapport de don/contredon qu'il soit pécunier, amical, ou gentiment avant-gardiste. Mais ce n'est pas le but.
Le but n'est même pas d'être lu par le plus grand nombre ; il serait illusoire de penser que ce puisse être le cas.
Le but est d'offrir un guide d'écoute, une mise en perspective qui permette la médiation avec l'auditeur. Cartographier les écoutes, faire les liens entre les musiciens, rappeler quelques connections. Ca doit être une démarche sans arrière pensée autre que celle qui permette d'abolir les fausses frontières, et de permettre de donner les clés nécessaires pour situer l'oeuvre à la fois dans un processus créatif, mais aussi dans un positionnement social, le cas échéant.
Accompagner l'auditeur et offrir des ressources aux médiateurs. C'est ce qui est le plus agréable
Alors évidemment, il y a des redites (petit trois). Des tics, des inclinaisons. Des saxophones sablonneux et des masses de silence qu'on érode. Des pianos pointillistes et des batteurs coloristes. Des orchestres égalitaires et des mouvements circulaires.
Mais on ne va pas décrire un ciel en prétendant qu'il est rouge.
Sauf s'il l'est bien entendu. Et ça arrive bien plus souvent qu'on ne le croit.
Mais puisqu'on en est à parler recettes, passons en cuisine :
J'essaie d'écouter un disque avec la même intensité que quelqu'un que je doit orienter et conseiller ; il se trouve que c'est mon -vrai- métier et j'applique les mêmes recettes de base : écoute profonde, empathie. Si le disque a quelque chose à nous dire, il ne le dira pas frontalement, et il faut s'intéresser à son background. A la différence de bon nombre de musique "pop" dont les étiquettes masquent la vacuité, on peut estimer les musiciens de nos musiques sont cultivés et sensibles.
Il y a des exceptions, elles sont vite repérées.
Il faut donc essayer de repérer ces liens culturels et les intégrer dans la cartographie : parler poésie, peinture, histoire, littérature, politique tout autant que de musique. Et jouer avec.
C'est important de jouer : avec les mots, avec les allitérations, avec les rythmiques de phrases... Tout ce qui peut permettre à la fois de traduire les sensations de la musique, sa rythmique et son univers. Tant qu'on joue, on s'amuse.
Le jour où on ne s'amusera plus...
Il n'est ici pas encore venu !