Guerineau /Carter /Oki /Sato - D'une rive à l'autre
Sylvain Guérineau est un passeur, ou du moins un observateur acéré de la chose Free.
Il faut dire, il est là depuis tant d'années, depuis les caves des années 60, avec d'autres mythes : Tusques, Delcloo, Avenel... Toujours un peu dans l'ombre, ce qui ne l'empèche guère d'être solaire dans sa manière de jouer du saxophone.
Sylvain Guérineau n'est pas qu'un remarquable joueur de ténor ; c'est un peintre également. Quelqu'un qui a donc l'habitude de la lumière et de la couleur, des formes et de la matière. Ce n'est pas la première fois que Improvising Beings offre la parole à un graphiste. On se souvient de Jean-Luc Petit ; il n'y a pas de parenté spécial ici, mais une démarche qui convoque de nombreux sens, la vue et le toucher, intimement liés, foncièrement présentes.
Ce que l'on peut tout de suite constater dans l'intense "Terre-Neuvas", qui ouvre D'une rive à l'autre, cet album en quartet.
Ce n'est pas la première fois qu'on l'y trouve. Il y avait eu ce passage de relais, avec Tusques et Alex Grimal, hélas à la qualité sonore parfois défaillante. Ici, avec Kent Carter à la contrebasse, remarquable et profond à l'archet, la prise de son de Jean-Marc Foussat est idéal, ample, laissant autant de place à Carter qu'à lui-même et invitant à ce joindre à la masse en constant mouvement deux figures du jazz nippon installés en France, le trompettiste Itaru Oki et le batteur Makoto Sato.
Morceau court, "Bateau-Phare" permet à ces dernier de se mesurer à la vague inéluctable d'un saxophone turbide, plein de heurts et de scories et de pizzicati comme une lame de fond, épaisse et structurante. La trompette, moins physique que dans son précédent exercice sur le label de Julien Palomo est un frêle esquif ballotte au gré des changements imperceptible.
Quant à Makoto Sato, qui partage avec le saxophoniste une collaboration avec Yoram Rosilio, c'est l'élégance qui le caractérise, comme à l'accoutumée. Une goélette dans le soleil couchant, pour continuer à filer la métaphore maritime. Une maîtrise qui se perpétue dans le plus anguleux "Récif", où la navigation rythmique tient de la conduite agile, jamais à l'arrêt et toujours aux aguets, répondant coup pour coup aux rocailles soudaines de la contrebasse de cette légende de Carter.
Guerineau quant à lui est un capitaine à la boussole fendue. Il se cogne, il heurte, il gronde. Il suit les appels solennels de la trompette, tour à tour miroir aux alouettes et sirène de détresse. Ressac et courant porteur. Son jeu est fluide, rapide, il fait mouche. Revenons à "Terre-neuvas" : il éclaire, même, comme il éclairait chacune de ses collaborations avec Benjamin Duboc et Didier Lasserre.
Une sorte de trait assuré dans le Chaos environnant qui s'organise peu à peu dans son sillage.
Guerineau brille, mais c'est Carter qui est, écoute après écoute, le plus impressionnant dans ce disque. C'est le point central de D'une rive à l'autre. L'escale pourrait-on dire.
N'oublions pas que Carter fut longtemps un des lieutenants de Lacy....
Car il y a quelque chose de sous-jacent dans ce disque, illustré par la pochette, forcément peinte par Guérineau. D'une rive à l'autre est, presque tautologiquement, à la fois transatlantique et transpacifique. Il est une sorte de plaidoyer universaliste de la musique improvisée, du Free, de la musique vivante et percutante.
En peu de temps, après le beau disque de Lasserre et Boni, c'est le second coup de force d'Improvising Beings, label opiniâtre s'il en est.
Indispensable aussi, comme ce disque.
Et une photo qui n'a strictement rien à voir...