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Sun Ship
Franpi, photographe et chroniqueur musical de Rouen, aime la photo, les concerts, les photos de concerts, la bière, les photos de bière, le Nord, les photos du nord, Frank Zappa et les photos de Frank Zappa, ah, non, il est mort.
Prescripteur tyrannique et de mauvaise foi, chroniqueur musical des confins.
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20 mars 2014

Kartet - Grand Laps

Dans ce jazz européen qui mute avec bonheur depuis maintenant vingt-cinq ans, délesté de ses dernières scories jazz-rock en même temps que de son complexe d'infériorité, il y a finalement peu de formations qui perdurent dans le temps avec constance. On pense au Megaoctet ou à Aka Moon, comme ça, sans réfléchir. Si on cherchait bien, on en trouverait du côté de l'Allemagne, de la Suisse ou du Benelux... Mais on oublie souvent Kartet, la formation qui regroupe quatre des solistes les plus élégants de cette musique.
Et pourtant, lorsqu'on écoute les six albums de cette formation où l'on retrouve, outre le contrebassiste Hubert Dupont, rien moins que le saxophoniste Guillaume Orti et le pianiste Benoît Delbecq, on est toujours chaviré par le raffinement de cette musique aux polyrythmies complexes, voletant dans les brumes incertaines qui séparent la musique écrite et l'improvisation pure.
Il faut dire que Kartet a tout fait pour se faire oublier ; sept ans se sont écoulé depuis The Bay Window, déjà sorti sur le label canadien Songlines qui abrite souvent les beaux projets de Benoît Delbecq. Sept ans qui permettent à la fois de mesurer la musique de Kartet à l'aune de l'évolution générale de la musique improvisée. Sept ans pendant lesquels également Benoît Delbecq a enchaîné les projets réjouissants avec une constance affolante, et une identité sonore unique.
Sept ans qui ont également permis au groupe d'évoluer. Sur l'album précédent, Chander Sardjoe était le batteur. C'est désormais le belge Stéphane Galland qui le remplace. Etrange sensation : depuis toujours, Aka Moon et Kartet sont les représentants d'un jazz qui brise une seconde fois le cercle qui lie le jazz européen et américain. Et désormais, c'est le batteur d'Aka Moon qui devient le batteur de Kartet. Un univers ou deux droites se croisent à l'infini...
Mais on sait, tant avec Aka Moon qu'avec son récent disque Lobi que Galland est un caméléon capable d'adapter sa frappe et son approche polyrythmique à n'importe quel contexte, à n'importe quel grammaire, à n'importe quel comparse. Et c'est le cas ici. On rentre dans un biotope familier où l'expression collective est la plus importante. Les constructions extrêmement élaborées qui parsèment Grand Laps pourraient avoir par ailleurs un aspect cérébral, froid, complexe, aride.
L'approche très onirique de ces quatre musiciens la rend chaleureuse, languide, absolument évidente. Ecoutons l'incessant aller-retour entre Orti et Delbecq sur le morceau "You Dig", les notes égrainées et les accélérations soudaines, la trame profonde de la base rythmique à laquelle le pianiste vient se mêler à grand coup d'ostinati, comme autant de coup de fouets. Cela pourrait être tendu, acrimonieux ; c'est fluide et plein de rondeur. Il se dégage de Grand Laps un naturel époustouflant qui rendrait le reste presque surnaturel. Une forme de transe flegmatique.
Un oxymore qui définit à merveille cette musique.
Même s'il n'est pas prégnant, le changement de batteur se ressent quand même lorsqu'on prête attention. Cela n'apparaît pas tout de suite. Cela s'installe quand on creuse et qu'on dénoue l'écheveau de ces strates enchevêtrées. L'atmosphère y a toujours ce calme envoutant, mais on découvre une frappe plus preste et moins leste, moins metallique aussi.
Dans "XY" qui ouvre l'album, la batterie de Galland se marie à merveille avec le piano préparé de Delbecq et la basse profonde et englobante de Dupont. Ce morceau est le point d'entrée dans la musique de Kartet, au delà même de cet album, et dont les vagues tutoient des rivages proches : ceux d'Octurn ou de Magic Malik qu'on croirait presque sortir des aigus du saxophone de Guillaume Orti.
Sur Grand Laps, il précède "X" et surtout "XYZ" qui clôt l'album. Mais on découvrira aussi des liens avec "Y" dans The Bay Window... Une petite suite qui serpente au travers de la discographie, sinusoïdale au milieu des lignes droites. Elle fait des "grands tours" dans l'esthétique commune mais aussi individuelle des musiciens de Kartet, avec Galland en bouillonnement rythmique qui vient cimenter cette triple entente.
C'est ainsi qu'on retrouve deux morceaux entendus sur des albums respectifs : "Never Rain", également sur le Jasmin d'Hubert Dupont et "Red House In Nola" qu'on découvre sur un magnifique album de John Hébert dont nous parlons sur Citizen Jazz. Deux morceaux de voyages qui dégagent la même impression à l'écoute comparée : celle d'une version plus anguleuse et en même temps plus vagabonde, sans lourdeur et en même d'une grande densité.
Kartet livre des effervescences de rythmiques bancales sans jamais sortir d'un rail qu'ils construisent au fur et à mesure qu'ils avancent. Une prouesse qui tient de la magie. Elle dure depuis 25 ans.

Et une photo qui n'a strictement rien à voir...

15-Playground

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