Nicole Mitchell's Black Earth Ensemble - Mandorla Awakening II : Emerging World
Il y a toujours une vraie fascination a se retrouver face à une oeuvre importante.
L'impression d'une somme, d'un poids qu'on soulèverait sans effort tant tout semble aisé. Quelque chose d'à la fois conséquent et facile. Ca n'arrive pas si souvent, surtout avec la facilité et l'évidence de Mandorla Awakening II : Emerging Worlds de la grande flûtiste Nicolle Mitchell que nous entendions il y a peu aux côtés de Joëlle Léandre dans le Tiger Trio.
La dernière fois que ce sentiment s'est présenté, c'était avec l'ambitieux projet Coin Coin de Matana Roberts. L'épopée débutante de Mandorla a cette petite chose qui fait qu'on sait qu'on sera fidèle jusqu'au bout.
Ne cherchez pas de I, il n'y en a pas, je l'ai fait avant vous, totalement excité d'avoir loupé quelque chose. Comme Star Wars, la flûtiste, longtemps présidente de l'AACM, s'offre la possibilité d'un prequel.
Prosaïquement, ça nous offre la possibilité de s'immerger longtemps dans ce conte futuriste que Mitchell nous narre au coeur du Black Earth Ensemble, son octet a géométrie variable qui s'est toujours échiné à ne pas se laisser assigner d'étiquettes. Les photographies successives envoyés par ses explorateurs de l'île de Mandorla, petit paradis d'une terre décimée par le profit, est dans cette veine : entre la douceur quasi chambriste de "The Chalice" ou le violon de Renée Baker et le violoncelle de Tomeka Reid devisent paisiblement fait suite à la "Egoes War" où le guitariste Alex Wing fait parler une électricité vitupérante que son jeu foncièrement hendrixien peine à dompter.
On pourrait croire qu'avec cette équipe, auquel on se doit de rajouter l'impressionnante percussionniste Jovia Armstrong, on est face à une équipe essentiellement étasunienne qui fleure bon l'AACM ou à tout prendre, Chicago. Après tout ce projet, à cheval entre la dystopie et l'utopie (le monde court à sa perte, mais de cette catastrophe il restera toujours un eden ou l'universalité aura court et elle en sera d'autant plus belle...) a été commandé a Chicago pour les 50 ans de l'institution.
On ne s'étonnera pas dès lors d'avoir une sorte de panorama à grande vitesse de toutes les beautés de la Great Black Music, avec tour à tour, voire tout ensemble, de la complexité et des cris, des beautés simples et des rages soudaines. On s'émerveillera des parties chantées, pleines de blues de Avery R Young qui sont des éclairs lumineux dans ce disque qui recèle à chaque instant des surprises et des doubles lectures tout à fait passionnantes.
Mais Chicago n'est pas tout ; l'idée de génie de Mitchell, dont on sait depuis longtemps qu'elle déborde d'idées et sait les mettre en oeuvre, c'est d'intégrer trois musiciens japonais ou suffisamment baigné dans cette tradition pour pouvoir en faire fi et prôner la rencontre, l'écoute et le mélange. C'est l'évidence avec le grand joueur de flûte shakuhachi Kojiro Umezaki qui joue avec son hôte un très beau pas de deux ("Dance of Many Hands") ; mais aussi pour le contrebassiste Tatsu Aoki, également joueur de tambour Taiko sur le même titre mais aussi de Shamisen. Tous les deux incarnent le dialogue serein entre cultures.
C'est le terreau fertile de l'utopie.
Il n'y aura pas loin a trouver quelques résonnances avec la situation actuelle. Trump bien sûr, dont l'apocalypse a réveillé un discours progressiste plus radical. Black Lives Matter ensuite, qui s'incarne à la fois dans ce sentiment de lutte qui tangente l'album. Mais aussi ce choix du Japon, symbolique lorsqu'on parle d'Empire, d'hégémonie culturelle et de domination aux USA.
Ce disque est un coup de maître, à la fois politique et musical. On ne peut d'adhérer.
Et une photo qui n'a strictement rien à voir...