Dominique Pifarély - Suite Anabasis
Le langage doit se libérer de l'histoire, pensait Paul Ancel, dit Paul Celan, poète et écrivain né en Roumanie et mort en France, jeune, ami de Char et des mots, qui au tournant du siècle produisit une poésie noire, ciselée de mots, travaillée au scalpel comme une marquetterie d'art dans une langue allemande qui en avait vu d'autres.
Dominique Pifarély, remarquable musicien, artiste violoniste, est un grand amateur de Celan, doit on en être surpris ? Pas le moins du monde, il y a entre Celan et lui de nombreux points communs, à commencer par une extrême rigueur sur la forme qui ne raidit pour autant pas le fond, comme en témoigne "La Ronde", remarquable route crépusculaire où son violon s'allie à la flûte de Sylvaine Hélary, autre musicienne subtile et exigeante.
Dans l'octet qui forme cette suite Anabasis, il n'y a que ça, des artistes exigeants. Des artistes de l'écoute, mutuelle et collective, qui reprennent flûte et violon dans une mécanique subtile où le sax baryton de François Corneloup est un indéfectible pivot, bien aidé en cela par la batterie de François Merville, entre autre compagnon de longue date de Pifarély, qui livre ici un de ses albums les plus personnels, et peut-être même les plus aboutis, même si de Time Geography à Tracé Provisoire, il y a dans sa discographie des oeuvres qui ont une portée similaire. Et peut être une même fonction : Dominique Pifarély interroge le temps, depuis toujours. Celan travaillait le rythme, le phrasé, le mot.
Anabasis est, en quelque sorte cette fusion.
Il faut féliciter Jazzdor, le fameux festival franco-allemand et son remarquable label Jazzdor Séries pour nous offrir une pareille fête. Anabasis est un des disques les plus enthousiasmants de cette belle année.
Lorsque l'orchestre, implacable mécanique, se livre à toutes sortes de cycles, comme des rythmiques qui s'alignent, comme un puzzle complexe qui serait sceller par le piano puissant d'Antonin Rayon, on a ce sentiment d'une grande fluidité qui n'hésiterait pas à exhiber ses rouages pour mieux qu'on les oublie. La main gauche de Rayon est ferme, et puis elle s'éfface au profit de l'orchestre, Bruno Ducret et Valentin Ceccaldi sont chargé de tisser le plus beau des atours pour un violon qui cherche, qui fouaille, mais qui ne dévie jamais d'une route qui n'oublie pas que pour être direct, il ne faut pas faire fi des méandres, ni des sinuosités.
L'orchestre, dans ce morceau, se met à tonner, puis c'est la flûte de Sylvaine Hélary qui remet le piano en jeu, en toute fin de morceau, sur une main droite plus céleste. Nous somme dans une suite, et chaque morceau se répond. Si l'Anabase est une ascension, "Radix" en est indéniablement le sommet, où l'air se fait rare. Quelques slaps de Matthieu Metzger, dernière lame de cet orchestre en forme de Dream Team, apporte un goût certain pour l'apesanteur et le plaisir du vide que Sylvaine Hélary contemple dans un filet de cordes.
Le temps est suspendu, Dominique Pifarély l'a à nouveau capté, avec une douceur et une maîtrise sans pareil.
Scotchant.
Et une photo qui n'a strictement rien à voir...