Deep Ford - You May Cross Here
Difficile d'imaginer un trio plus élégant que ce gué profond (Deep Ford) entre les hommes et les âmes.
C'est une épiphanie que cette rencontre entre trois grands noms de l'improvisation hexagonale, et ce croisement entre deux générations pas si éloignées.
Benoît Delbecq, c'est le précurseur, celui qui de ses mains et de ses outils subtilement glissés dans le piano, celui qui animait Kartet que toute la génération suivante a écouté, et dont on retrouve ici quelques gemmes, disséminées.
Les deux autres compagnons, ce sont deux explorateurs, aux chemins a priori différent qui se croisent toujours : Robin Ficker est un saxophoniste qui aime l'image, la grande précision des paysage et leur profondeur.
Sylvain Darrifourcq, c'est le créateur foutraque dont il serait si aisé d'oublier la grande capacité d'adaptation aux climats de ces collègues, et surtout aux nuits étouffantes que proposent Fincker, l'auteur de la plupart des musiques proposées ici.
A commencer par l'intense "Inner Whatever" où le ténor est lourd et séminal et trace une ligne comme le soc d'une charrue dans la terre arable et productive qui forme l'alliance du piano préparé et de la batterie.
Car c'est indéniablement la quiétude, et la certitude que la ligne droite est un but en soi à atteindre qui impressionne dans le jeu de Fincker. Regardons "Hockneedle" qui signe sans doute le meilleur morceau de ce disque sorti chez Budapest Music Center.
Le ténor est d'un calme olympien, un souffle à peine troublé par le déploiement de déviations de Darrifourcq et les itinéraires bis proposés par Delbecq. C'est une qualité qu'on trouvait déjà chez Fincker dans ses albums avec Vincent Courtois.
Et pourtant, ils en offrent des manières de s'enflammer et de se détourner, le batteur comme le pianiste ! Dans "Loop of Chicago", la main gauche de Delbecq fait claquer ses basses pour appuyer le drumming de Darrifourcq. Escaliers et chausse-trappes que le multianchiste saute avec flegme et gaillardise.
Il ne faut cependant pas penser que Delbecq comme Darrifourcq s'ingénient malicieusement à faire chuter Fincker ; ce ne sont pas des pièges, pas davantage que des bourrades complices. Dans l'infinitesimal d'un morceau comme "Anamorphose", alors que le piano préparé s'empare d'une mécanique huilée, la clarinette tiraille elle aussi de son côté. C'est le mouvement, la recherche permanente d'un équilbre qui se découvre dans une tension permanente et une forme de qui-vive.
Deep Ford, c'est la rencontre de trois orfêvres, qui jouent avant tout pour les autres et savent repousser toutes les limites. You May Cross Here est une grande réussite et un très bel album. Le genre qui ne fait espérer qu'une chose, que ce trio continue au delà de ce disque...
Et une photo qui n'a strictement rien à voir...