Angles 9 - Injuries
A ceux qui pensent encore qu'en aucune façon l'Europe n'est faite devrait se mettre à reluquer avec insistance du côté du jazz.
Un exemple ? Martin Küchen.
Voici un saxophoniste suédois qu'on avait pu découvrir sur le label Ayler Records en trio à l'époque où celui-ci était principalement suédophone. On l'a également croisé avec des fortes têtes du jazz mondial, comme Joe McPhee, notamment avec le Trespass trio avec le batteur Raymond Strid, dans une atmosphère assez abstraite. Sa musique est un jubilatoire concassage de tout ce que le jazz européen, singulièrement en grande formation, explore des années, du plus traditionnel au plus radical, parfois dans un seul et même morceau.
Depuis 2008, Küchen anime un groupe qui embrasse la scène suédoise, Angles, publié en majeure partie sur le label portugais Clean Feed. D'abord sextet, Angles n'a cessé de croître, gardant son statut de polygone à mesure qu'il passait à 8 (By Way Of Deception) ; chaque pointe de cet orchestre est saillante. Chaque individualité étire la formule pour rendre plus large le spectre et mettre au pot commun une énergie folle, pétulante et nerveuse qui servent des thèmes simples, entêtant, qui peuvent passer de la déambulation fanfaronne à la texture la plus complexe, parfois dans la même phrase.
C'est à neuf unités que la formation aborde Injuries, certainement le plus ambitieux des projets de Küchen. A côté de son alto (il joue aussi du ténor), quatre soufflants afrontent quatre tenants du rythme, dont le pianiste Alexander Zethson, souvent chargé de donner l'espace aux turbulences des échanges incessants, trés scénarisés et lyriques où l'on croit, comme sur "Injuries" entendre des réminiscences du Liberation Music Orchestra.
Toute farouchement européenne qu'elle soit, la musique de Küchen ne se définit pas comme un Mashup ou Rüegg croiserait Brötzmann dans un coin sombre pour compter les abattis de Cugny. Sa culture est baigné dans d'autres grammaires, comme celle qu'il partage avec le Ice Crystal de Nicole Mitchell, par exemple.
Sur le formidable morceau "Eti", c'est un tourbillon qui emporte l'auditeur et fait se fracasser avec un sens très précis du juste mouvement le saxophone baryton de Eirik Hegdal et la rythmique cristaline du vibraphone de Mattias Stähl, qu'on découvrira par ailleurs ici dans un duo improvisé avec un autre musicien suédois, Sten Sandell.
Le morceau est long, construit, se laisse le temps d'installer différentes atmosphères et peut passer d'un temps suspendu, presque silencieux à ce thème sautillant qui vient polir le solo rugueux de Küchen. Les forces peuvent paraîtrent contraire, antagonistes même. Sur la suite centrale "A Desert On Fire, A Forest / I've Been Lied To", l'orchestre semble converger vers un point central -un saisissant solo de contrebasse à l'archet, aux limites du silence parfois-, avant de repartir en étoile, à pas de loup.
La pochette représente neuf explorateurs de l'expédition Nansen, qui traversa le Groenland ; il y a dans Injuries cette impression idoine d'expédition dans une contrée désolée voire hostile qu'il convient d'affronter. La grande force de l'orchestre est de maîtriser cette large étendue pour la transformer en une force de frappe parfois ahurissante.
On gage d'ailleurs qu'à certains moment, l'auditeur ne saurait rester en place.
Au moins à deux reprises, si ce n'est tout l'album, comme l'auteur de ces lignes : lorsque le trombone de Mats Äleklint, la grosse surprise de cet album, met littéralement le feu à "Ubabba", seul face aux deux saxophones et à la base rythmique, le batteur Andreas Werliin et le contrebassiste Johan Berthling qu'on retrouve également aux côté de Mats Gustafsson dans Fire!. Et plus encore dans le "European Boogie" qui ouvre l'album, lorsque la batterie de Werliin donne l'impression que le vibraphone prend soudainement de la vitesse jusqu'à percuter un orchestre fébrile.
A n'en pas douter, il s'agit là d'un des temps forts de cette année 2014. Indispensable, absolument.
Et une photo qui n'a strictement rien à voir...