Stanley Cowell - Juneteenth
Stanley Cowell fait partie de ces héros discret qu'on aime temps retrouver après bon nombre d'années. Des musiciens fins et à la fois puissant, porteurs d'histoires et de connexions anciennes ; ici avec Charles Tolliver ou encore ce Piano Choir avec qui il enregistra plusieurs albums... Et puis d'autres, en trio ou encore avec Bobby Hutcherson ou Art Pepper.
Entre autres.
On reconnait son jeu, assez facilement ; une légèreté piquante de la main droite, véloce, presque moqueuse, de toutes les manières très concertante. Une main gauche lourde et puissante qui reste parcimonieuse. Et puis une connaissance de la Great Black Music qui n'a pas besoin de se revendiquer ou de se proclamer.
Elle est là. Elle infuse.
Au premier abord, on sera surpris de découvrir Stanley Cowell sur un label français ; ça a d'ailleurs failli ne jamais arriver, tant Juneteenth a une histoire à rebondissement de rendez-vous ratés et de circonvolutions étranges. Mais Philippe Ghielmetti est un sorcier et Vision Fugitive son label est une grande maison. Tout y est possible.
Ce disque, c'est celui de l'assiduité.
Depuis longtemps, le producteur souhaitait faire ce disque avec Cowell, autour de l'émancipation des esclaves noirs. C'est cette histoire que conte Juneteenth, le nom de la fête du 19 juin qui célèbre la Liberté. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres : longtemps ce disque n'a pas pu se faire.
Puis Juneteenth est devenu une suite orchestrale dont on perçoit quelques traces dans le long "Juneteenth Recollections" en toute fin d'album, malgré l'interprétation soliste de Cowell. Jusqu'à se retrouver sur le célèbre piano du Studio La Buissonne de Gérard de Haro, qu'on reconnaîtrait également entre tous.
Juneteenth est une déambulation historique, une marche dans les brisées de ceux que l'on découvre dans l'abondant et luxueux livret du disque, où se confond l'histoire de l'abolition et l'histoire du jazz, intimement mêlé. Pour s'en convaincre, il ne suffit que de se laisser happer par "We Shall 2" et la fluidité du pianiste, où encore la remarquable "introduction" et cette impression de ragtime brisé qui va puiser dans tous les rhizomes de la musique écrite occidentale.
Stanley Cowell sonde sa mémoire et l'inconscient collectif. Il interroge le blues pour y chercher les chants de peine et de lutte dans une relecture raffinée qui n'hésite pas à se lancer dans de micro-citations ("Anticipation of The Coming of"). Il plonge sa musique dans la noirceur de la mémoire et la profondeur des basses ("Darkness Transforming").
Mais, très vite, on pense également aux fidélités de Ghielmetti, et notamment à celle qui l'attache à Bill Carrothers. On retrouve chez Cowell une lecture gémellaire de l'Histoire à travers les variations musicales.
A l'écoute de Juneteenth, on songe à Sunday Morning, cette évocation de l'Amérique des pionniers, également enregistré pour Vision Fugitive. Mais aussi à d'autres périodes étudiées au prisme du piano solo. C'est notamment patent avec le morceau "Reality Dreams Echo" qui est parsemé d'hymnes et de chants populaires, jusqu'à cet hymne américain timide et bancal.
Un avenir pas encore assuré ; un espoir encore vacillant.
On est vite ému par cette incursion dans l'histoire, par cette capacité à se saisir de l'imaginaire pour la diriger tout entière en une affirmation politique intraitable et magnifique. Il n'est pas une note qui ne soit saisi de cette destinée. Mais c'est sans doute "Commentary on Strange Fruit" que ce sentiment est à son comble.
Le morceau illustre à lui seul ce que Juneteenth a d'indispensable. Le poème d'Abel Meeropol habité par Billie Holiday est étudié au plus profond des entrailles par Cowell. Il en détaille chaque recoin mélodique pour en extraire la rage mâtiné de peine. On est saisi, au bord des larmes.
Si tel n'est pas le cas, c'est qu'on n'a pas d'oreille.
Définitivement.
Juneteenth fait partie de ces disques qui se dégustent dans le temps. Avec le temps. Pour le temps. Des disques vers lesquels on revient sempiternellement.
Et une photo qui n'a strictement rien à voir...