Samuel Blaser Quartet - As The Sea
Il y a des noms qui se font en quelques années. Des musiciens qui deviennent incontournables en peu de disques et des certitudes de renommée durable qui apparaissent à peine l'on place un disque sur une platine.
Samuel Blaser est de ceux-ci. Depuis qu'il a sorti Consort In Motion, évocation de Monteverdi qui reste l'un des derniers enregistrement de Paul Motian, le tromboniste helvète s'impose comme l'une des voix les plus riche et les plus fascinante de sa génération. Une voix qui sait, sans aucun manièrisme, créer son propre univers musical aux couleurs étincellantes et chaleureuses. Ses rizhomes puisent leur énergie au plus profond de sources aussi disparates que le baroque, le jazz des origines, la musique écrite occidentale, les polyrythmies indiennes ou encore le jazz électrique le plus tranchant sans que cela ne soit un catalogue. C'est au contraire un formidable condensé des chemins possibles et de univers traversés.
Après un peu plus d'un an, voici que le suisse revient avec As The Sea, second album en compagnie d'un quartet remarquable qui lui permet de pousser plus loin que jamais ses conceptions.
As The Sea, Comme la mer... On plonge dans un univers musical qui bien vite nous submerge, avec ses couleurs changeantes du plus brillant au plus noir (ce solo de contrebasse profond qui devient ostinato chancelant lorsque la guitare de Ducret l'érode dans l'ouverture de la "Part 3"), avec ses courants contraires, ses sons parfois éthérés et ces lames féroces venues des abysses....
Pour ce climat, le quartet que l'on avait pu découvrir à l'occasion de Boundless, son premier album chez Hat-Hut, reste la formule idéale, avec une base rythmique à la fois solide et fureteuse où l'on retrouve l'américain Gerald Cleaver à la batterie et le suisse Bänz Oester à la contrebasse. Ces deux-ci soutiennent tous les feraillements possibles auxquels le tromboniste peut se livrer avec le guitariste Marc Ducret, véritable boutefeu qui zèbre d'électricité une musique massive, compacte, dont le mouvement inexorable s'identifie effectivement aux phénomènes naturels. L'orchestre a lui aussi évolué et gagné en cohésion. Il avance désormais dans une absolue synergie, ce qui permet notamment à Blaser de ne jamais forcer son jeu.
Lorsqu'il entame "As The Sea Part 2" dans les brisures d'un Cleaver toujours impeccable, on découvre une simplicité, une fluidité, un sens de l'immédiateté beaucoup plus prégnant que dans le premier album. Le disque est enregistré Live, en Belgique -heureux belges-, sur la crête de l'instant.
Hat-Hut étant une maison de fidélité, c'est à nouveau auprès du valeureux label à tranche orange que Blaser propose les quatre mouvements d'As The Sea, découpés identiquement au précédent album.
De la mer, la musique de Blaser emprunte plusieurs images, notamment dans "As The Sea Part One" où la contrebasse d'Oester et ses cordes qui claquent sur le bois semblent annoncer le ressac terrible de la houle. Plus long morceau de l'album, cette première partie installe un climat, un volume, une dimension abstraite tellement forte que la masse orchestrale est tactile, massive, et en constant mouvement.
On pourra évidemment penser aux expériences électriques de Miles Davis, notamment lorsque la guitare nerveuse de Ducret se mêle au jeu très rauque de Blaser dans la profondeur d'une rythmique impénétrable et tellement abstraite. Mais ce serait enfermer stylistiquement une marée miraculeuse qui embrasse tout sur son passage et l'entraine dans une vague bien plus grande que ce seul disque ; il est évident que As The Sea est la suite directe de Boundless. L'ensemble est une crue débordante qui ne cesserai de tourbillonner.
C'est du côté de Shakespeare que l'on trouve la réponse. Romeo and Juliet, les sentiments contraires et inéluctables. La passion fièvreuse. Acte 2, Scène 2. "My bounty is as boundless as the sea, My love as deep ; the more I give to thee,
The more I have, for both are infinite." Une belle clé d'entrée qui vaut toutes les chroniques.
Disque indispensable, dont gageons-le, nous reparlerons très longtemps...
Et une photo qui n'a strictement rien à voir...