Claude Tchamitchian sextet - Traces
Parfois, on met du temps avant d'accepter une évidence. A mettre en perspective ce qu'on dit, fait, créé ou produit.
Souvent, on met sous le tapis, on contourne, on maquille, comme les boutons sur le nez. Et ça, même si tout ceci est souvent véniel, voire plutôt source d'orgueil. C'est le cas des racines. On peut souvent faire abstraction d'où l'on vient et de quelle fenêtre on regardait gamin, il y a toujours un moment où ça vous revient en boomerang.
Reste à savoir quoi en faire, en bien, en mal ou en sublime.
Dans toutes les acceptions du terme.
C'est ce qui est arrivé à Claude Tchamitchian. Ce sont ce que nous apprennent les notes de pochette de Traces joliment écrites par Stéphane Ollivier, lorsqu'André Jaume lui fit remarquer l'influence de ses origines arméniennes dans sa musique, lors d'une classe de jazz.
Le genre de remarque qui peut glisser sans réaction où faire pousser de nouvelles envies, au milieu de ce qu'on a déjà construit. Comme regarder une vieille photo jaunie retrouvée derrière un meuble et reconnaître des visages familiers dont on apprendra plus tard qu'ils étaient d'autres générations, d'avant, de l'inconnu.
C'est tout le thème de Traces, sorti sur le label Emouvance qui soutient tous les projets du contrebassiste :essayer de convoquer des souvenirs latents qui sont ceux des ancêtres, s'interroger sur ce qu'ils ont induit de soi. Et ce alors même que cent ans se sont passées sans que les plaies béantes du génocide ne sont pas résorbées 101 ans après, quasi jour pour jour.
Les origines de Tchamitchian évoquent l'exil : Entre génocide et séismes, la terre d'Arménie a souvent été un endroit d'où l'on part, en masse la plupart du temps, et c'est ce que l'orchestre traduit avec une grande cohésion dans les six mouvements conçus comme une suite.
A ses côtés, on retrouve le batteur Christophe Marguet dont le jeu très mélodique est parfait pour donner du liant. Dans « Vergine », leur échange quasi-exclusif est la colonne vertébrale d'un propos plein d'amour et de nostalgie ; il y a les mots de Géraldine Keller aussi. Elle qui faisait de la balançoire avec Cappozzo était également dans le Lousadzak de Tchamitchian, son célèbre orchestre. Les mots sont ceux du romancier Krikor Beledian et de son ouvrage Seuils.
Il ont été un accélérateur de particule dans la réflexion du contrebassiste sur sa propre « arménité ». Ils accompagnent la famille arménienne sur les routes de l'exil. Keller éclaire le chemin rocailleux que la guitare de Philippe Deschepper tente de rendre moins escarpé par ses lignes claires, bien soutenu en cela par le lyrisme discret du ténor de Daniel Erdmann, que Tchamitchian avait déjà croisé dans une belle évocation de Marseille.
On connaissait la capacité de Tchamitchian à écrire des morceaux à l'émotion à fleur de peau, mais chacun des morceaux de ce disque prend une dimension encore plus forte, parce qu'elle est tripale.
Ecoutez son introduction à l'archet des « Lumières de l'Euphrate », tout le bois de sa lourde contrebasse tremble au rythme des sanglots de l'archet, va quérir au plus profond le cœur palpitant du souvenir que la voix de Géraldine Keller transforme en une rage que le saxophone baryton de François Corneloup débite en traits vifs qui donnent du mouvement à l'ensemble. Un mouvement collectif, inexorable. A la fois pesant et lumineux, jusqu'au cri (« Antika »).
Dans la quête de Claude Tchamitchian, il y a des résonances terribles à la situation actuelle des migrants. C'est une évidence palpable, tant les lieux sont proches des routes actuelles : Damas, Turquie... La force est là en elle-même, mais ce contexte la rend inébranlable. Le disque vous retourne, littéralement.
On pensera à ce silence de l'exode de Yom, dans lequel brille le contrebassiste.
Raconter l'Histoire forcément fantasmée avec beaucoup de poésie, en s'entourant d'un sextet de fidèles, de vieux compères. D'intimes même, car c'est ce qu'il faut pour témoigner de ces Traces, alors il y a les vieux complices des Jardins Ouvriers et de ses Ways Out entre autres choses. Depuis qu'il a monté le Lousadzak, la musique de Tchamitchian se teinte des « Poussières d'Anatolies ».
C'était vrai dans son solo Another Childhood, de manière sous-jacente, mais ici elle brille en plein soleil. C'est indéniablement un des premiers coups de tonnerre de l'année.
Et une photo qui n'a strictement rien à voir...